Hommage au poète Frédéric Tison

Île des Immortels

Hommage au poète Frédéric Tison (1972-2023)

par Claire Boitel[1]

© Claire Boitel – 2023

Un poète a perdu sa chair terrestre. Frédéric Tison est mort en novembre 2023. Il était né en juillet 1972. Cinquante et un an, ayant tout connu pour pouvoir tout écrire, selon son expression. Je le revois assis dans son fauteuil près de la fenêtre, me disant : « La seule chose que je n’aie pas connue, c’est le meurtre : je n’ai jamais assassiné quelqu’un. »

A la fois inséré dans le monde et en retrait, Frédéric Tison aura tissé sa vie en or dans ses poèmes. Il avait en permanence un besoin, une urgence de beauté, ce qui l’amenait à porter son regard sur les choses belles, paysages, châteaux et parcs, statues, tableaux, visages, mains, arbres, oiseaux et jusqu’aux taches des trottoirs dont la forme le faisait rêver. Tout peut-être le transportait car il avait entraîné son regard à la drague, au forage de la beauté. Pas si loin de l’hallucination et d’un monde parallèle. Il se droguait d’idéal pour survivre dans un monde qui n’était pas tout à fait le sien. Plus il allait mal, plus il s’habillait avec élégance. Il m’a raconté qu’un matin, il a débarqué dans la salle des profs cravaté et vêtu de satin, dans un tel apparat qu’aussitôt régna un profond silence. L’un de ses amis collègues s’approcha de lui pour lui murmurer : « Là, tu en fais trop. Tu as conscience de la façon dont tu es habillé ? » Sans doute, mais son bouclier contre un monde en décalage avec le sien était l’élégance, que l’on retrouve dans sa poésie. Il a travaillé la fluidité de la langue jusqu’au chant, jusqu’à la rivière du chant. Jamais rien qui pèse.

Mon chant se pose sur les choses, notais-tu — Sur ton chant un oiseau s’est-il jamais posé ?

Toujours souriant, charmant, digne, Frédéric Tison ne laissait rien transparaître de la lutte constante qu’il menait depuis l’âge de dix-huit ans contre sa maladie des os. Son mental d’acier lui permettait d’écrire et même de danser alors que, m’a-t-il confié, il ressentait constamment des « coups de marteau » dans le bas de son dos et dans ses genoux.

La douleur l’accompagnait et colorait de l’intérieur, sans que le lecteur le devine, la tenue de ses poèmes. Chaque mot est le bon et participe de l’équilibre global de chaque livre de poèmes, construit comme une cathédrale. « On ne peut changer un mot » me disait Frédéric, qui souhaitait la perfection. Un monde maîtrisé de l’alpha à l’oméga, avec ses échos, ses reflets de poème en poème et de livre en livre. Rien n’est laissé au hasard, tout a un sens et non seulement un, mais une multiplicité incalculable de sens car Tison s’était imprégné de toute la culture occidentale et même orientale dans ses aspects religieux, mystiques, philosophiques, historiques, artistiques, littéraires et musicaux. Quelques mois avant sa mort, il relisait les mystiques rhénans. Il avait lu la Bible in extenso dans sept traductions différentes…

Son hypermnésie lui permettait de tout retenir instantanément, y compris les détails du quotidien, et son esprit travaillait à plein régime pour classer, organiser et assimiler les innombrables données reçues qui comme une infinité de fleuves, de rivières et de ruisseaux se jetaient toutes dans la mer immense de sa création poétique. Car tout ce qu’il vivait, ressentait, était comme aspiré et tendrement recraché, après métamorphose, sur la page blanche. Tison était un alambic, un médium. Et une forte personnalité. Un être si rayonnant, si irradiant qu’il contaminait qui l’approchait. Il m’avait même dit, se référant à son expérience humaine passée, que je ne pourrais pas rester moi-même face à lui, conserver ma personnalité, notamment ma personnalité d’écrivain. « Tu ne résisteras pas. »

Contrairement à mes autres publications, je me suis effectivement totalement et volontairement effacée derrière lui dans mon étude sur son œuvre publiée en juin 2023 aux éditions Pétra : Frédéric Tison, la voix derrière la voix. Pendant deux ans, j’ai plongé dans les profondeurs de sa poésie tel un spéléologue qui ramène au jour trésor sur trésor, découverte sur découverte. J’étais tellement à l’écoute que Frédéric a confirmé que je n’avais commis aucun contresens et que tout ce que j’avais écrit sur sa poésie était juste. « C’est un regard sur mon œuvre », a-t-il ajouté, et pour cause : évoquer toutes les strates qui sous-tendent chacun de ses poèmes, d’apparence si simple, si limpide ! occuperait des thèses entières. Aussi, la voie sera-t-elle toujours libre aux chercheurs en poésie pour ajouter leurs regards à toutes les notes de lecture, dossiers et études déjà parus sur la poésie de Frédéric Tison qui est un monde en soi, à mon sens inépuisable.

Le miracle de ces poèmes est leur apparence si légère, comme une pâquerette, mais sait-on tout le travail de la Nature derrière une pâquerette ? La position exacte des mots, le vol figé des prépositions, de toutes ces petites ailes propres à la langue française, le choix si tendre du lexique, Tison aime des racines au ciel chaque mot qu’il écrit, donne à ses poèmes un ton intime et universel de lettre à un lecteur aimé, admis dans les Mystères.

Celui qui entre véritablement dans la poésie de Frédéric Tison devient un initié. Elevé dans le catholicisme, c’est par ce prisme que Frédéric a connu ce que l’humain nomme Dieu. Il m’a dit que s’il était né chez les bouddhistes, il aurait certainement été bouddhiste. Tison était un être spirituel, qui s’est retiré plusieurs fois dans un monastère les dernières années de sa vie, se posant même la question de devenir moine. Chair, désir, plaisir étaient liés chez lui à une tendresse et à un respect de l’autre, même de passage. Il avait une haute tenue morale, dans le sens où il n’aimait pas le Mal.

Qu’avais-je dit un jour au détour d’une conversation ? A ma grande surprise, il m’a reprise : « Ne sois pas médiocre. Tu ne dois pas être médiocre. »

Et une autre fois, alors que je lui demandais comment il faisait pour ne pas mépriser les gens, il m’a répondu : « Ça a été très dur, mais j’ai réussi à casser le mur. Il faut casser le mur. »

Vers la fin, anorexique : « Je ne mange que des fruits et des sorbets. Je ne peux manger que des choses belles. »

La beauté pour lui était plus qu’une esthétique, c’était une ascèse, une quête permanente, où qu’il fût, quoi qu’il fît, et tout ce qui était laid révoltait son œil et son cœur. Transportant avec lui un petit carnet, il y notait la beauté, les premiers vers d’un poème, ses découvertes au hasard de ses promenades.

Une feuille tombe d’un arbre. Nous étions assis sur un banc, ce dernier automne. Il me dit combien cette feuille est belle, et je le vois accordant à ce fragile objet, qu’il cueille sur le trottoir avec déférence, admiration, amour, transmuter la beauté en sacré. Il tient la feuille comme si c’était un oiseau et la met à sa boutonnière. L’intensité de son émerveillement face à cette petite feuille comme il y en a tant, mais en l’adoubant il la rend unique. Ainsi choisit-il avec émerveillement, étonnement même, chaque mot d’un poème. 

Frédéric Tison était un être intense.

Pour vivre parmi les hommes et se faire reconnaître par eux, il ne cessait de maîtriser son feu. Ses poèmes coulent comme une lutte qui a eu lieu, dont l’Equilibre, la voix parfaite qui parle au cœur, fut l’enjeu. Ses poèmes et ses livres, si construits, si pensés, sont, au-delà de constructions, des architectures, lorsque le geste passionné et maîtrisé flue dans une autre dimension.

Ses poèmes sont autant de passages que Tison offre à son lecteur. Le dernier passage du poète fut pour le monde invisible.

Frédéric m’a dit : « J’écris pour les anges. »

La vie — est-ce te rappeler à moi, est-ce rechercher ton visage parmi les visages dissous dans la ville, est-ce me briser — ou dans l’eau de ton regard tomber comme une goutte d’huile, comme un pétale de rose, sans rien troubler ?

(Le Dieu des portes, éditions Librairie-Galerie Racine, prix Aliénor 2016)

© Claire Boitel – 2021

Quelques poèmes :

Je suis peint immortel et friable

Au beau milieu d’un livre, en coule verte

Brodée de rinceaux. Et mes mains désarmées

Orchestrent, sur la page, de Dieu blancheurs et encres.

Mon nom est Edwine et d’une abbaye sonore

Et dans le petit silence et le silence immense

J’ai chanté, je chante et je chanterai : la page

Et la mélancolie de la page, où je fus oublié.

(Les Ailes basses)

Saisir la ville où l’ombre de toi-même est vague

Assez pour se confondre avec celles des arbres

Et murmurer… : l’empire où tout bruit est si vaste

Que tes lèvres en d’autres lèvres sont tombées ;

D’autres ici ont passé comme toi pour trouver

Au carrefour de branches et de pierre un visage.

(Les Effigies)

Où es-tu parce que les immeubles

Augmentent et que je t’ai perdu

C’est une harpe que l’on brise

Celle qui t’égare dans la ville

Mais tu vas tellement mourir

Qu’il a fallu que je te dise :

Je viens vers toi qui me souviens

De ton corps une fois tu —

Silence, silences sur silences et rues

Armées de fer où ta venue

Soudaine et souveraine fut vaincue

Si tes jambes peu à peu disparurent

Où es-tu parce qu’une ville s’achève

Où tu es nu

(Une autre ville)

Tu auras su cette immense blessure — en toute chose et pour jamais, sous le ciel clair. Nulle part n’était le lieu étrange de tes ailes, et partout régnait l’adieu.

Tu auras su la rue énorme où quelqu’Un n’est pas — et toute la ville s’est brisée dans tes bras !

C’est vers la plus basse des choses que tu te penches, et c’est l’œuvre claire de tes regards — tu sais le monde où quelqu’Un est nombre, tandis que la pluie tombe comme le temps.

Oh ! Aller dans la ville vêtu seulement de velours et de lin, quand quelqu’Un est caché dans les visages, au sein des vents, parmi les millions de corps et de pas !

(Le Dieu des portes)

Puisses-tu descendre dans les chambres

          magmatiques

Par l’escalier de sable, et revenir

Traînant après toi les lumières noircies,

Les braises pour les lèvres,

Les astres assoupis

Et qu’à l’envi tes paumes reversent

Echos et silences ! Que leur trésor

Ensemence toutes les plaines

Dans l’ombre basse : que des arcanes, des visages

Affleurent parmi les déchirures, les abîmes

Où les mains s’étreignent et se brûlent.

(Aphélie, suivi de Noctifer)

Ce qui règne est caché, murmure, augmente et s’étire dans une plus lente lumière. Tu es le corps précieux qu’a semé le temps.

Et dans l’eau — château de pensées éparses —, une fleur éclate. Ton île s’efface et recommence.

Une maison grandit dans le lac immobile avec le ciel où tes rêves demeurent et répondent au soir.

(La Table d’attente)

Je suis le nuage, l’inoubliable, ce rêve en toi qui te parle — As-tu appris de mes forêts, de mes absences, de mes étoiles ?

As-tu appris de mes herbes, qu’interrompent les murs de tes jardins, la pierre de tes rues, celle de tes salles ?

— Moi qui connais le nombre du nuage, le nombre de la neige et le nombre du sel. »

(Nuages rois)

— Où est le roi ?

— Il écoute les oiseaux.

— Est-ce là sa seule occupation ?

— C’est une très haute tâche, plus difficile qu’on le croit.

— Le roi aime-t-il leurs chants ?

— Il les admire, s’en étonne et les aime.

— Se passe-t-il quelque chose ?

— Le roi rencontre les oiseaux, dans les bosquets, l’air et le plus haut des arbres.

(Dialogues autour d’un prince ému)

Trouver est d’une ombre dans le jour

éblouissant. Parle maintenant — donne

ta voix d’une heure et d’un jour, traversée

des morts et des bien-aimés.

Parle de cette lumière dessinée par tes yeux

posés sur ces monts et ces chemins de pluie

blanche — où des fleurs pétrifiées se rêvent,

où quelque vent de flamme sonde les regards

et les sources bruissent d’oiseaux purifiés.

Bientôt, tu reconnais ce lieu de gouffres,

d’eaux innombrables et d’air.

(La Demeure aux infinis précédé de Château transparent)

Aube neuve, aube polie par la nuit,

— Aube plus que rose et lys, et feu,

Première née d’une reine profonde,

Ombre éveillée — Comme j’ai rêvé !

D’une main — est-elle assez légère ? — j’entr’ouvre

Le tombeau d’une autre lumière.

(Aphélie, suivi de Noctifer)

Bibliographie partielle :

Poésie (livres principaux)

Dialogues autour d’un prince ému (2021). Strasbourg, Les Lieux-Dits Editions, 2022.

Nuages rois (2018-2020). Paris, Librairie-Galerie Racine, 2021.

La Table d’attente (2016-2019). Paris, Librairie-Galerie Racine, 2019. Prix du poème en prose Louis Guillaume 2021.

Aphélie, suivi de Noctifer (2015-2017). Paris, Librairie-Galerie Racine, 2018.

Le Dieu des portes (2013-2015). Paris, Librairie-Galerie Racine, 2016. Prix Aliénor 2016.

Les Effigies (2010-2012). Paris, Librairie-Galerie Racine, 2013.

Les Ailes basses (2007-2009). Paris, Librairie-Galerie Racine, 2010.

Etude

Selon Silène. Etude sur la figure du satyre Silène, compagnon de Dionysos. Paris, L’Harmattan, 2018.

Ouvrages en collaboration. Livres d’artistes.

La Demeure aux infinis, précédé de Château transparent. Poèmes de Frédéric Tison, dessins de Damien Brohon. Paris, Editions La Lucarne des Ecrivains, 2022.

Une autre ville. Poèmes de Frédéric Tison, gravures de Renaud Allirand. Arts et Lettres / Chez les auteurs, 2013.


[1] Ecrivain, amie proche de Frédéric Tison et auteur de Frédéric Tison, la voix derrière la voix. Préface de Paul Farellier, collection « Pierres écrites/Granits ». Paris, Editions Pétra, 2023.

L’angélus des ogres

L’angélus des ogres de Laurent Pépin. Editions Fables Fertiles, 18 rue de la Marne, 95460 Ezanville.

https://fablesfertiles.fr

Contes et métaphores nous disent davantage de nous-mêmes que l’histoire qui, au vu des événements qui se répliquent de cruauté en cruauté, ne nous apprend rien et ne sait nous changer pour le meilleur.

Le conte que nous propose Laurent Pépin nous plonge dans l’univers de la psychiatrie avec cette question lancinante qui hante le lecteur au bout de quelques pages, n’est-ce pas le monde qui est malade plutôt que ceux que nous enfermons physiquement et chimiquement ?

Dès les premiers mots, le lecteur est happé dans cet univers psychiatrique que nous voudrions ignorer mais qui se révèle si vivant dans nos consciences troublées.

« J’habitais dans le service pour patients volubiles, depuis ma décompensation poétique.

Au fond, je crois avoir toujours su que cela se termi­nerait ainsi. Peut-être parce qu’il s’agissait du dernier lieu susceptible d’abriter une humanité qui ne soit pas encore réduite à une pensée filtrée selon les normes d’hygiène. Ou plus simplement parce qu’il n’y avait plus de place ailleurs dans le monde pour un person­nage de conte de fées.

Je dois pourtant reconnaître qu’il n’y avait rien eu de féerique dans les événements qui avaient prési­dé à mon admission : ma rencontre amoureuse avec une Elfe avait terriblement mal tourné et les Monstres de mon enfance en avaient profité pour ressurgir. »

La réalité et le fantastique se mêlent étroitement dans un voyage plein d’inattendus mais n’en est-il pas toujours ainsi sous le vernis craquelé de nos rationalités ? Une humanité sordide nous attend à chaque instant, les temps se replient et l’enfance ne fait qu’un avec l’âge adulte, ou plus avancé. Se superposent ainsi des couches de sens et de contresens qui nous constituent en un discours incertain sur nous-mêmes. L’intégration de la violence, son institutionnalisation, sous prétexte de normalité, est elle-même la pathologie première.

« Parmi les sanctions thérapeutiques que l’admi­nistration avait mises au point, les séances de ciné­mastoche étaient celles que redoutaient le plus les Monuments : la thérapeute calculait la quantité de stimulations douloureuses à leur administrer afin de corriger leurs erreurs comportementales, suivant des algorithmes impartiaux. Elle façonnait des images mentales de supplice qui mobilisaient les subtilités de la décompensation poétique de chacun d’eux. »

Il existe une dimension prophétique dans le texte de Laurent Pépin. L’écriture, ciselée, porteuse de beauté jusque dans l’horreur, éclaire notre présent mais peut-être plus encore les temps qui approchent :

« C’est terrible, la pensée filtrée… Bien sûr, il ne sub­siste intrinsèquement plus d’élément toxique, effrayant, triste ou affolant, après filtration. Parce qu’il n’y a plus rien, tout simplement. Plus d’image ni de parole. Les rêves n’ont plus de pattes ni d’ailes. Ils tombent au sol et s’assèchent. Du coup, les gens ne savent plus pourquoi ils se lèvent, marchent, vont au travail, font ce qu’ils font. Alors ils ne le font plus. Ou ils le font, mais sans habiter leur corps. Et s’ils ne meurent pas de dépression, ils s’effacent tout bonnement et personne ne s’en rend compte parce que personne ne sait qu’ils ont existé. »

Nous entendons là un idéal ténébreux qui anime certains des habitants de cette planète qui prétendent vouloir assurer le bien de tous.

Ce conte est aussi une histoire d’amour. Nul conte sans amour. Ici, l’amour conduit à se plonger dans les abysses de l’autre quels que soient les périls.

« Et durant des heures, je l’ai écoutée mâcher, cracher, grogner, renverser les meubles, claquer les portes, me tenant aux draps lorsqu’elle poussait subitement un long hurlement désespéré. Quand elle est enfin revenue s’allonger, je n’ai pas esquissé le moindre mouvement, je n’ai pas émis un son, surveillant ma respiration, de crainte qu’elle ne se rende compte que je ne dormais pas. Mais elle s’est glissée discrètement dans le lit, à des kilomètres de mon corps. Elle avait l’air étrangement détachée et diffusait dans l’obscurité une lueur blafarde, irréelle. Je savais que je devais rester éveillé, que je devais l’empêcher d’envahir mon esprit. »

Bien des lectures s’offrent à celui qui prend le risque de ce livre. Nous pourrons nous abriter un temps derrière la lecture clinique mais elle volera en éclats tôt ou tard. Il s’agit d’autre chose, plus initiatique, une interrogation profonde des paradoxes du rêve et de la réalité, un questionnement de la folie, celle qui enferme, celle qui libère, un affrontement avec ce qui divise, une quête de ce qui unit. Et puis flotte bien entendu la langue, guérisseuse ou menaçante, la langue qui invente le monde plutôt qu’elle ne le décrit. Comment s’en emparer, la faire réellement nôtre avant qu’elle ne nous dévore ?

Ce livre fait partie d’une trilogie. Il en est le deuxième pas, après Monstrueuse féerie et, à venir, Clapotille. Trépas ? Mort initiatique ?

La pluie d’Elma Bauher par Odile Cohen-Abbas. Editions Unicité, 3 sente des Vignes, 91530 Saint-Chéron.

https://www.editions-unicite.fr/

En quatre textes, Odile Cohen-Abbas se plonge, et nous avec elle, dans les folies peu ordinaires, celles qui nous dérangent pour mieux nous enseigner sur ce que nous sommes et surtout ce que nous ne sommes pas ou plus : Es-tu vierge Elma Bauher ? – Langueur et vigueur – Le DEUX et son ombre – Sept éveils d’Emor.

Le corps est ici le tabernacle de toutes les souffrances et de tous les délices. La pensée et la langue en sont à la fois les prolongements et les révélateurs, des révélateurs très chimiques, parfois alchimiques. Il faut, pour lire Odile Cohen-Abbas, accepter d’être désemparé, lâcher prise, renoncer même à s’empêcher pour demeurer dans l’éprouvé, un éprouvé habituellement repoussé très loin du seuil de la conscience.

« La mer tremble comme une à qui on arrache toutes les dents. Sa dopamine est mangée par des fossiles marins. Hors temps d’orage, elle perd le rythme de ses membres/vagues.

Dieu garde la représentation de la parkinsonienne, ses raideurs, son sang chevrotant dans son sein ! Ses flots compulsifs et alternatifs la rendent étrangère au Nazaréen. Trembler connait des phases subversives comme de chasser les dépliants de poissons, neutraliser leurs spots d’argent, désactiver les bains de mer approximatifs : mode convulsif qui se fige, se démantèle, partage en deux lèvres montueuses l’ensemble de l’aire comme dans la crainte du ciel.

Un cargo fait route vers elle pour l’emporter loin d’ici.

Sur la berge, Elma, comme une actrice qui ne connaît que deux rôles, successivement se raidit ou grelotte de tous ses membres. »

Nul chirurgien ne connait le corps comme Odile Cohen-Abbas, son anatomie visible, et celle, plus secrète, qui conduit à l’esprit. Le corps peut infiniment quand la langue, follement libérée, vient lécher ses recoins les plus ténébreux.

« L’œil mauvais du méchant dans la mort, une fougère abrasive, un blanc faisandé sous la fonte des cils. L’œil tactile du méchant dans la mort est venu, une poche plaquée sous la paupière pour recueillir son suint brun, comme un essaim de mouches, le débile, le préféré du ciel.

Une laitance qu’on attendait s’expulse de l’iris, mais on ne verra pas les œufs marcher seuls, avec ou sans membrane de change.

L’œil fou se dépouille d’arguments autant que de foyers anciens ; le premier mannequin de l’œil se cherche une maison. »

Chacun de nous est le lieu de toute folie, celle de l’autre comme celle qui se développe en nous sous le vernis des raisons insipides. Rares sont ceux qui se tournent délibérément vers les folles explorations de la psyché qui, immanquablement renvoient aux blessures des corps. De plus, le dopplegänger n’est jamais loin, plus présent encore par son absence, ce qui n’empêche pas la joie et l’amour de se faufiler à travers les épaisseurs morbides de nos représentations et de nos peurs.

« Bêta (trisomique) avec ferveur : tu vois mes lèvres ?

B : je les vois

Bêta : et que font-elles mes lèves ?

B : …

Bêta : elles sourient. Et pourquoi elles sourient mes lèvres ?

(des chiffres remplissent sa bouche, dont l’un est celui du sourire. Le chiffre aime et craint ce mouvement de plaisir)     

B : pour illuminer ton corps, te peindre en soleil…

Bêta : elles sourient parce que je suis heureuse. Et pourquoi je suis heureuse ?

B : …

Bêta : parce que je te rencontre et tu es mon meilleur souvenir

Alors les chaises sur lesquelles ils étaient assis se tournèrent vers le ciel et se mirent à pleurer de joie. »

Bertrand Merlier a composé un drame musical sur des fragments d’Elma Bauher : http://electromerle.free.fr/cielbleu/

Docteur Ayahuasca

Docteur Ayahuasca de Jan Kounen. Guy Trédaniel Editeur, 19 rue Saint-Séverin, 75005 Paris, France.

www.editions-tredaniel.com/

Jan Kounen est le réalisateur du film Blueberry, à la fois western obéissant aux règles du genre et documentaire sur les effets de l’ayahuasca. Jan Kounen expérimente depuis près d’un quart de siècle ce psychotrope dans le cadre des cérémonies traditionnelles autour de l’ayahuasca, patrimoine national au Pérou.

A la fois thérapeutique et initiatique, le chemin de l’ayahuasca permet de s’affranchir du monde commun pour explorer d’autres dimensions de la conscience. Les guérisseurs shipibos ont préparé et accompagné Jan Kounen dans ce voyage.

Jan Kounen a fait le choix du roman graphique, à la limite de la BD, pour établir ce journal de bord construit à partir des dessins, peintures, réalisées au fil des expériences, dans des conditions plus ou moins adaptées. Le résultat est explosif, kaléidoscopique et plein d’enseignements, à la fois par les illustrations et par les commentaires avisés de l’auteur.

La valeur anthropologique, thérapeutique et initiatique de ce document qui vient compléter nombre des interventions et productions de l’auteur est certaine. Elle rend compte de voies traditionnelles qui perdurent depuis des siècles, souvent avec difficulté dans notre monde trop contraint, pour nous ramener tant à nous-mêmes qu’au réel, au-delà des réalités éphémères préconstruites.

Ce que nous désignons habituellement par ayahuasca est composé en réalité de deux éléments naturels, une liane, ayahusca, et la chacruna qui provoque les visions, cuits longuement, filtrés, pour donner une substance qualifiée de « médecine » car elle purifie le corps et l’esprit.

Jan Kounen rend compte en détail des possibilités offertes par le rituel de l’ayahuasca et notamment l’ouverture sur les mondes internes comme externes, l’association intime avec les puissances serpentines qui nous habitent et soutiennent les mondes. Comme avec d’autres substances, pensons à la mescaline ou à l’iboga, il s’agit d’une rencontre unique. Les plantes ou champignons ont leur propre identité et délivrent un enseignement, parfois une sagesse, en fonction de celui à qui ils s’adressent. Tous les organismes et tous les psychismes ne sont pas configurés pour de telles rencontres qui abolissent nos causalités comme nos temporalités, réorganisent les perceptions et le sens. Quelle est la réalité de la réalité ? Quelle est la nature de la réalité ? Ces questions demandent un approfondissement permanent favorisé par le rituel de l’ayahuasca. De nouvelles alliances se constituent loin, très loin, des représentations habituelles. La narration de soi-même se dissout laissant place à une inscription autre au sein de la nature et de l’univers.

Il y a dans ce chemin une véritable poésie de la vie, des éléments, une libération, l’établissement d’une nouvelle harmonie indépendante des conditions.

Il est entendu qu’il ne s’agit pas de se jeter sur le premier psychotrope venu. Un cadre traditionnel rigoureux, de plus en plus difficile à trouver étant donné le phénomène de mode, est indispensable pour que cette pratique soit féconde sur le plan thérapeutique comme spirituel.

Je ne rendrai pas le feu

Je ne rendrai pas le feu suivi de Lueur des pas perdus d’Alain Breton. Les Hommes sans Epaules Editions, 8 rue Charles Moiroud, 95440 Ecouen.

www.leshommessansepaules.com

Déesse facile par la rose et la ruse

Surgie fendue d’entre les songes

entre tes seins et moi tous les pilleurs d’épaves

C’est toi la femme qu’un nécromant sortit

de sa cornue

durant l’émeute des oiseaux

J’appréciai sur ma peau tes couchers de soleil

Je n’ai aimé que toi puis j’ai brûlé les draps

Chaque recueil de poèmes d’Alain Breton étonne et détonne sans effacer un sentiment intime de familiarité. L’explosion des mots, non sans sagesse, révèle des alliances insoupçonnées.

Donc j’ai fait civilisation

j’ai fait beauté au seul défaut de l’herbe

j’ai fait rêves pour enrayer la pourriture

j’ai fait splendeur et bassesse

j’ai fait soleil mystérieux de ma face

j’ai fait éternité de mon absence

mais je n’ai pas trahi

Tout peut être dit suggère Alain Breton. Encore faut-il connaître la symphonie des mots pour en faire une fête salvatrice, non qu’il y ait quoi que ce soit à sauver de personnel mais la beauté, la liberté, l’amour… des puissances sans doute éternelles en soi, indépendantes de ce qu’en font les êtres humains avec leur expression sans cesse contestée.

En libérant les mots et les sons du carcan des préjugés et conditionnements, c’est l’espace même de l’être qui se désencombre. De nouveaux mondes apparaissent. Ils sont internes, externes, ni l’un ni l’autre. Le défi ultime, celui qui nous réintègre à notre propre nature, appelle la restauration d’un rapport secret au son, au mot, à la langue pour abolir les temps ou jouer avec, suspendre les causalités trop linéaires, choisir les tourbillons qui en leur centre préservent un lieu exquis.

Pendant qu’allaient et venaient

les Bönpos du mont Kailash

j’ai laissé quelques transes

chez les poneys des steppes

négligé des saillies pour la part du Diable

Compagnon des corsaires

j’ai capturé des îles fraîches

pleines de nèfles et d’oiseaux

chanté sous des nuages splendides

près des cercles respirants d’Asger Jorn

nagé aussi dans l’eau de Lyre

en piétinant les herbes récitées

et demandé l’hospitalité au lièvre qui court

sans jamais s’arrêter

Beaucoup de poèmes apparemment réussis ne franchissent pas avec succès les lèvres. Dits sur scène, ils tombent lourdement au sol sans atteindre et réveiller les esprits de ceux qui entendent. Lire les textes d’Alain Breton à haute voix, donner vie aux images, permet de pénétrer des états nouveaux où la distinction entre le rêve et la réalité s’estompe.

Poètes je suis venu voir vos boiteries les miennes

les broderies dans vos douleurs

Le saviez-vous

je vis poète je mange poète je lis poète

Jadis j’ai été décoré des ordres

du rire et du sanglot

aussi de la rivière fabuleuse

des cris de plaisir de l’hirondelle

Un jour qu’il faisait nuit

Un jour qu’il faisait nuit par Françoise Py & Jean-Marc Brunet.

Librairie-Galerie Racine, 23 rue Racine, 75006 Paris.

https://editions-lgr.fr

Françoise Py, poète et historienne de l’art à l’Université Paris 8 a notamment orienté ses recherches sur le surréalisme et les arts plastiques. Elle a confié ses poèmes de jeunesse, en prose, dans la veine surréaliste, au peintre de la nuit Jean-Marc Brunet pour une conversation inattendue entre les mots et les couleurs.

La philosophe Françoise Armengaud éclaire les liens qui unissent les deux œuvres qui sont bien davantage que juxtaposées.

« Riche de ce monde intérieur, écrit-elle, l’inspiration de Françoise Py reconnaît sa source principale dans le surréalisme, ce qui fait d’elle l’une de ses héritières contemporaines en poésie. Ses études littéraires sur les œuvres de poètes et de peintures surréalistes visaient déjà à témoigner de la richesse et de l’actualité vivace de ce mouvement. Que retient-elle pour son compte ? En premier lieu le dépassement de la raison. La libération des contraintes de la pensée conceptuelle, également des idéologies. »

« Le surréalisme, rappelle-t-elle, c’est encore, exalté par un amour inconditionnel de la liberté, un goût immodéré de la contradiction logique, de l’oxymore percutant, de la causalité absurde. »

Beaucoup parmi les textes de Françoise Py sont le fruit d’une écriture automatique, procédé qui fut un temps cher aux surréalistes, avec des résultats fort divers.

Chez Françoise Py, l’automatisme libère in excelsis, dans l’ascension de soi-même, pour peu que le lecteur accepte de se laisser porter par le flot des mots :

« L’aile de la folie a frôlé mon épaule le battement de l’aile de la folie a fait frémir mon être l’attente a une âcre saveur l’attente aux lèvres douces au parfum enchanteur l’attente sournoise qui vous étrangle dans un baiser l’attente aux mille visages aux quatre cents sourires à la bouche dorée l’attente qui vous consume comme à la Roue votre chance se balance l’attente anxieuse du couperet l’attente voluptueuse de la mort renoncer à toute renoncule qu’est toute passion vénéneuse je joue ma vie au pendule vous serez ce rêve qui s’est nourri de mes chairs ce ver qui tenaille encore la plaie de mes rêves ce fleuve à l’embouchure de mes désirs… »

Lus à haute voix, les poèmes deviennent des routes sinueuses, faussement accidentées. Le rythme et le sens des sons, plutôt que des mots, nous emportent, génèrent des images plus éloquentes que les discours savants. Le jeu de l’être. Le grand jeu. Hypnotiques, ces poèmes de la dissolution laissent poindre le réel, un réel autre, perçu et saisi autrement.

« Les gisants bruit de l’eau cela geint vrombit la plaine chauffée à vif secoue son ciel éperdument la plaine de sable chaud de blé sanguinolent la terre hurle accouche de sa propre malédiction je monte dans ce ciel épinglé les racines de mes pieds pompent le sol à grandes bouffées je ne suis rien papillon du soir violant les fleurs ouvertes bonsoir papillon du jour les coquelicots épanouis offrent les trois états de la vie… »

En miroir, Jean-Marc Brunet offre une autre alchimie obéissant pourtant aux mêmes principes de transformation, parfois de transmutation. Il parle de « dépaysage » :

« Il s’agit de qualifier des productions qui s’intéressent à la nature tout en la digérant, la transformant, au point de faire naître des paysages intérieurs, comme la peinture de Zao Wou-Ki par exemple. Je me suis instinctivement inscrit dans cette veine. »

Ni symboliques, ni abstraits, les dépaysages de Jean-Marc Brunet surgissent dans la conscience comme expérience directe. Il ne s’agit pas de comprendre mais de connaître, de renaître au-delà de nos conditionnements.

Ce qui unit ces deux œuvres, ces deux parcours, l’un par les mots et les sons, l’autre par les peintures et les couleurs, c’est l’atemporalité et la liberté ainsi permise.

Les poètes de la guerre du Vietnam, HSE n° 56

Les Hommes sans Epaules n° 56

Sous la direction de Christophe Dauphin

Les Hommes sans Epaules Editions, 8 rue Charles Moiroud, 95440 Ecouen –

www.leshommessansepaules.com

Les Hommes sans Epaules ont 70 ans et c’est exceptionnel. Rares sont les revues de poésie d’une telle longévité.Christophe Dauphin fête cet anniversaire par un éditorial-manifeste émotiviste dans lequel nous percevons un rapport non-dualiste à ce qui se présente :

« Si l’émotivisme dont nous nous réclamons, n’est pas sensiblerie, il n’est pas pour autant culte de l’émotion. La prise qu’a le moi sur les émotions n’est jamais complète et elle réclame justement un lâcher-prise par lequel les tensions puissent se résoudre. L’émotion qui est l’équation du rêve et de la réalité, parce qu’elle jaillit brutalement, comme une réaction devant l’irritation d’une blessure, met le sujet hors de soi. « Je est un autre », « Je est tous les autres » !

Il y a là davantage qu’une intuition, il y a un chemin, une quête intransigeante, par la poésie.

« L’émotivisme est une attitude devant la vie, une conception du vivre qui ne saurait être détachée de l’existence du poète, car la création est un mouvement de l’intérieur à l’extérieur et non pas de l’extérieur sur la façade. L’émotivisme est un art de vivre et de penser en poésie, car une œuvre est nulle si elle n’est qu’un divertissement et si elle ne joue pas, pour celui qui la met en question, un rôle prépondérant dans la vie. »

Le dossier de ce numéro 56 est consacré à Yusef Komunyakaa & les poètes de la guerre du Vietnam.

Yusef Komunyakaa, (James William Brown Junior) naît en 1947 à Bogalusa en Louisiane. Confronté au racisme systémique du Sud des USA, il s’implique dans le mouvement de lutte pour les droits civiques. Christophe Dauphin retrace ces années de lutte qui plongent aussi dans les horreurs de la guerre du Vietnam, inscrites par les larmes et le sang dans sa poésie :

« Profondément ancrée dans son temps et dans la vie sans le moindre trompe-l’œil, dit-il, la poésie de Yusef Komunyakaa puise sa force dans le vécu même, les révoltes et les racines du poète. Les images sont celles du Sud et de sa culture, de Noirs vivant dans un monde blanc, de la guerre en Asie du Sud, du quotidien, des villes, des pulsations du blues et du jazz. Le langage est aérien, les vers sont courts et visent juste comme des flèches tirées de l’arc des entrailles. »

La Limite (extrait)

Quand les fusils se font silencieux pendant une heure

ou deux, vous pouvez entendre les pleurs

des femmes faisant l’amour aux soldats.

Elles ont une mémoire sans pitié

& savent comment porter des robes claires

pour conduire une foule, conversant

avec un peloton d’ombres

engourdies par la morphine. Leurs vrais sentiments

les font briser comme avril

et ses rouges fleurissements.

Reddition de la jungle (extrait)

d’après la peinture de Dan Cooper

Les fantômes partagent avec nous le passé & le futur

mais chacun nous luttons pour retenir notre souffle.

Allant vers ce qui attend derrière les arbres,

le prisonnier s’enfonce plus loin en lui-même, à distance

de la façon dont le cœur d’un homme le divise, plus loin

dans le mystère indigo de la jungle & la beauté,

avec ses deux mains levées dans les airs, se rendant

qu’à moitié : le petit homme à l’intérieur

attend comme une photo dans une poche déchirée, refusant

de lever ses mains, silencieux & intransigeant

tandis que le chien noir éclaireur est à ses côtés.

Amour & haine

étoffent le vrai homme, comme il lutte

dans l’hallucination des bleus

& pourpres foncés qui mettent le jour en feu.

Il somnambule dans un labyrinthe de violettes,

mesurant ses pas d’un arbre à l’autre, sachant que nous sommes tous en quelque sorte connectés.

Qu’ai-je pu dire ?

Nous découvrons dans ce numéro, à la suite de Yusef Komunyakaa, de nombreux auteurs et poètes vietnamiens qui, mieux que les historiens, disent le réel de la guerre : « Liberté est un mot vietnamien ! »

Sommaire :

Éditorial-manifeste émotiviste : Salut aux riverains de 2023 ! Les Hommes sans Épaules ont 70 ans, par Christophe DAUPHIN.

Les Porteurs de Feu : Gérard LEGRAND, par Christophe DAUPHIN, Guy CABANEL, par Christophe DAUPHIN, Poèmes de Gérard LEGRAND, Guy CABANEL .
Ainsi furent les Wah, poèmes de : Madeleine RIFFAUD, Gérard CHALIAND, Hervé DELABARRE, Henri DROGUET.

Dossier : « Yusef KOMUNYAKAA & les poètes vietnamiens de la guerre du Vietnam », par Christophe DAUPHIN, Cédric BARNAUD, Poèmes de Yusef KOMUNYAKAA, CHÊ LAN VIÊN, Phan Huy Đường, Dương Thu Hương, NGUYÊN DU, HÔ CHI MINH, BÀN TÀI ĐÒAN, NGÔ XUÂN DIÊU, CU HUY CÂN, Chê Lan Viên, TÔ HUU, ANH THO, TÊ HANH, NGUYÊN DINH THI, HOANG TRUNG THÔNG, NGUYÊN HUY THIÊP .

Ainsi furent les Wah 2, poèmes de : Eric CHASSEFIERE, Alain BRISSIAUD, Yves RAJAUD, André-Louis ALIAMET, Jules PRAZANTES, Laurent THINES, Sadou CZAPKA .

Vers les Terres Libres : « Masques », Poèmes de Paul CABANEL
Les pages libres des HSE : Poèmes de Christophe DAUPHIN, Alain BRETON, Paul FARELLIER .

Dans les cheveux d’Aoûn, prose : « Le Coin de table de l’argent et de l’immobilier des poètes, ou que se passe-t-il entre les murs de l’hôtel Blémont », par Christophe DAUPHIN, Poèmes de Emile BLEMONT, Henri ALLORGE, Paul VERLAINE.

 Notes de lecture et infos.

Le surgissement de l’éveil

Le surgissement de l’éveil de Vāmanadatta

Traduction du sanskrit part Jyoti Garin, commentaires de Ram

Editions Almora, 19 rue Saint-Séverin, 75005 Paris, France – www.editions-tredaniel.com/

Les deux traités rassemblés dans ce livre font partie de l’héritage remarquable du shivaïsme non-dualiste du Cachemire à partir du Xe siècle. Ils semblent avoir été rédigés entre 950 et 970, dans une période de grande créativité littéraire traditionnelle. Leur caractère essentiel les place à la croisée des différentes écoles ou courants non-dualistes cachemiriens même si les textes sont proches du Vijñāna Bhairava Tantra. Il s’agit de la Guirlande de fleurs en hommage à la conscience de soi, Svabodhodayamañjarī, et des Commentaires sur la réalisation de la non-dualité, Advayasampattivārtikā. Avec ces deux textes, nous sommes au cœur de l’Eveil.

Vāmanadatta appartient au courant mystique shivaïte du Krama. Il fut disciple d’un maître spirituel féminin, la yogini Keyūravatī. Il eut peu de disciples. Dans sa lignée, nous retrouvons Abhinavagupta en troisième génération.

L’ouvrage note tout d’abord les influences du Vijñāna Bhairava Tantra sur les deux textes. Les traductions des textes sont données dans leur intégralité avant la reprise commentée de chaque verset.

« Le texte de Vāmanadatta, dit le commentateur, Ram, à propos du Svabodhodayamañjarī, offre une vraie liberté de ton, assez proche de celle du Vijñāna Bhairava. Nous observons que, lorsqu’elle est tirée de sa torpeur, la conscience demeure sans effort dans une vigilance ouverte et bienfaisante, que tout événement sensoriel ou conceptuel peut s’avérer l’opportunité d’une ouverture intérieure insoupçonnée. »

Ici, le quotidien regorge d’occasions de laisser la place à l’Être, au Réel, il en est l’accès naturel, le plus immédiat. Le processus mis en évidence dans les versets conduit de la dualité à la non-dualité. C’est un chemin d’intensité.

L’Advayasampattivārtikā, nous dit Ram en préambule, « développe trois thèmes de manière ascensionnelle et souvent alternée, dans une spirale qui permet de réinterpréter chacun des thèmes de façon évolutive et enrichie, dans le constant dépassement de ce qui paraît être l’éclosion suprême. »

Ces trois thèmes sont kundalini, l’énergie intérieure, le silence trans-personnel de l’indicible et l’union fusionnelle de nāda et bindu, la résonance intérieure et le point d’union de Shiva et Shakti. Sont toujours privilégiés la spontanéité absolue, le jaillissement et la liberté à travers technicité apparente et poésie, analyse et beauté.

Les deux textes en sanskrits, un glossaire sanskrit, une bibliographie soignée, complètent cet essai.

« De même, que l’on se concentre sur le parfum du jasmin ou toute autre fleur, imprégné de celui-ci, la conscience cognitive se résorbe lors de la dissipation progressive du parfum. » (Svabodhodayamañjarī, verset 43)

Je, ne sait pas

Je, ne sait pas de Daniel Morin. Editions Accarias L’Originel, 3 allée des Œillets, 40230 Saint Geours de Maremne.

https://originel-accarias.com/

Daniel Morin a déjà publié trois ouvrages chez L’Originel-Accarias, Eclats de silence, Maintenant ou jamais et Où est le problème ? Il poursuit avec ce nouveau livre, toujours dans une approche non-dualiste. Cette fois, au cœur de la démarche d’écriture se trouve la question du relatif et de l’Absolu.

« Les mouvements relatifs, écrit-il, tendent naturellement vers l’immobilité. Pourquoi ? Parce que nous sommes de la nature du Tout, de l’immobilité. Même si elle est sustentée par le Tout, aucune forme définie ne s’appropriera jamais l’Absolu. La partie impermanente ne saisira jamais le permanent, elle ne pourra jamais contenir le Tout.

La vie, c’est l’immobilité qui danse. »

Ni méthode, ni enseignement, ce livre est une recherche d’équilibre sur le fil tendu de l’apparaître. Daniel Morin, conscient des limites du langage, cherche à faire de la quête naturelle d’équilibre une expérience de non-séparation, une expérience impersonnelle.

« La source de la croyance d’être une entité séparée est impersonnelle.

La source de tout mouvement, toute pensée, est impersonnelle.

La source de tout ce qui se passe est impersonnelle.

Notre histoire n’est qu’un déplacement d’énergie au sein de la Totalité.

Notre moi n’est qu’une forme d’énergie portée par d’autres formes d’énergie. »

Et d’interroger la nature du moi, la limite, la spécificité apparente de l’espèce humaine, avant de proposer une psychologie impersonnelle, née de l’expérience et non d’une accumulation de concepts.

« La psychologie impersonnelle implique la vision de l’inséparabilité de l’absolu et du relatif, de l’interdépendance de tout ce qui existe, et la mise en cause de l’entité moi. Dans cette vision, une personne déséquilibrée sera accueillie en tant que phénomène naturel et non en tant que personne séparée. Ce qui dépersonnalise la vision de l’individu, et enlève la culpabilité ainsi que les jugements de valeur. »

« Cette vision, ajoute-t-il, oblige à considérer le point de déséquilibre de la personne comme étant l’exact résultat de toutes les influences de l’univers. »

Plutôt que de modéliser cette vision, cette approche, ce rapport à l’expérience, Daniel Morin a fait le choix d’une mise à disposition sous la forme de questions et réponses issus d’échanges approfondis avec des interlocuteurs. En arrière-plan permanent de ces dialogues paradoxaux entre dualité et non-dualité, la question de la liberté s’impose. « L’acceptation de l’impermanence est la porte de la liberté. » dit-il.

« « Je, ne sait pas », tout simplement parce que « je » n’est pas un sujet séparé de son extériorité mais le reflet de ce jeu entre rien et Tout, conclut-il. Dieu n’est pas le point d’arrivée, il est le trajet. »

Frédéric Tison, la voix derrière la voix

Frédéric Tison, la voix derrière la voix par Claire Boitel.

Editions Petra, 12 rue de la Réunion, 75020 Paris.

https://www.editionspetra.fr/

Cet essai critique n’est pas seulement une analyse brillante de l’œuvre de Frédéric Tison, c’est aussi la rencontre entre deux auteurs, deux poètes. Frédéric Tison est un poète désormais connu pour son talent et l’intensité de son œuvre, et reconnu par divers prix dont le Prix Aliénor en 2016 pour Le Dieu des portes. Claire Boitel est également l’auteure d’une œuvre particulièrement remarquable. Elle exerce de plus la fonction de critique littéraire dans diverses revues spécialisées. C’est une rencontre rare.

Pour son voyage, critique et enchanté, dans le monde de Frédéric Tison, Claire Boitel a retenu six ouvrages de l’auteur, tous publiés par la Librairie-Galerie Racine :  Les ailes basses (2010), Les effigies (2013), Le Dieu des portes (2016), Aphélie suivi de Noctifer (2018), La Table d’attente (2021), et Nuages rois (2021).

L’analyse précise des textes permet sans aucun doute de mettre en évidence la maîtrise technique et les méthodes de l’auteur, mais elle révèle avant tout une pensée profonde et une pensée de la profondeur. Jeux de miroirs, énantiodromies, cascades de sens, glissements de mythèmes, signes et accords, hallucinations et réenchantement, morcellements et union, existence et essence… Nous retrouvons toute cette richesse dans l’œuvre de Frédéric Tison. Temps, espace, mémoire, langue… la langue surtout, au service d’un regard qui sait se baigner dans la forme comme la traverser dans un élan parfois désespéré, très souvent salutaire.

« Ne jamais s’abîmer gratuitement dans une contemplation, remarque Claire Boitel, aspirer le suc de l’objet contemplé, le vampiriser, l’annexer au grand tout de soi-même, se grandir, devenir immense, devenir dieu par l’autre, par tous les autres, humains et paysages. Bâtir son œuvre à partir de succions merveilleuses, de cadavres miroitants – miroirs en état de résurrection permanente.

Se rassurer sur sa propre existence, qui ne cesse de s’envoler comme un oiseau.

De là, dans la poésie de Tison, ce narcissisme en état d’apesanteur, ce moi montant et dégringolant les marches de l’air, cette évanescence d’un moi pourtant omniprésent. »

Il n’y a pas seulement « la voix derrière la voix » mais aussi une voie qui naît d’une vision. Claire Boitel distingue un processus qui peu à peu se perd, avec naturel, dans la beauté. En conversant avec Frédéric Tison, plutôt qu’en dialoguant, Claire Boitel respire avec lui, saisit le mouvement qui tend vers l’un en enjambant les fissures, parfois les gouffres que tout poète, aussi prophète, signale au passant ordinaire.

« Tison, dit-elle, a un alambic pour donner – redonner ? – à la réalité la beauté – son âge d’or ? dans la plus grande humilité, celle du passeur en état d’éveil :

« Je suis ici le rythme et l’élan d’un autre vent, d’un autre chant, d’un autre temps. ». »

Il y a chez Frédéric Tison une mystique de la Beauté, une alchimie du Réel. Ce n’est pas seulement la beauté des mots qui fait le jeu du mystère d’une révélation, c’est la Beauté même du Réel qui se fraie un passage entre les mots, dans le miroir des sons, pour illuminer le quotidien, matière même de l’œuvre poétique.

Claire Boitel, funambule au-dessus du vide, accomplit une véritable performance. Elle réalise avec grâce l’équilibre, très improbable, entre didactique, exégèse et amour de la Poésie.