Île des Immortels
Hommage au poète Frédéric Tison (1972-2023)
par Claire Boitel[1]
© Claire Boitel – 2023
Un poète a perdu sa chair terrestre. Frédéric Tison est mort en novembre 2023. Il était né en juillet 1972. Cinquante et un an, ayant tout connu pour pouvoir tout écrire, selon son expression. Je le revois assis dans son fauteuil près de la fenêtre, me disant : « La seule chose que je n’aie pas connue, c’est le meurtre : je n’ai jamais assassiné quelqu’un. »
A la fois inséré dans le monde et en retrait, Frédéric Tison aura tissé sa vie en or dans ses poèmes. Il avait en permanence un besoin, une urgence de beauté, ce qui l’amenait à porter son regard sur les choses belles, paysages, châteaux et parcs, statues, tableaux, visages, mains, arbres, oiseaux et jusqu’aux taches des trottoirs dont la forme le faisait rêver. Tout peut-être le transportait car il avait entraîné son regard à la drague, au forage de la beauté. Pas si loin de l’hallucination et d’un monde parallèle. Il se droguait d’idéal pour survivre dans un monde qui n’était pas tout à fait le sien. Plus il allait mal, plus il s’habillait avec élégance. Il m’a raconté qu’un matin, il a débarqué dans la salle des profs cravaté et vêtu de satin, dans un tel apparat qu’aussitôt régna un profond silence. L’un de ses amis collègues s’approcha de lui pour lui murmurer : « Là, tu en fais trop. Tu as conscience de la façon dont tu es habillé ? » Sans doute, mais son bouclier contre un monde en décalage avec le sien était l’élégance, que l’on retrouve dans sa poésie. Il a travaillé la fluidité de la langue jusqu’au chant, jusqu’à la rivière du chant. Jamais rien qui pèse.
Mon chant se pose sur les choses, notais-tu — Sur ton chant un oiseau s’est-il jamais posé ?
Toujours souriant, charmant, digne, Frédéric Tison ne laissait rien transparaître de la lutte constante qu’il menait depuis l’âge de dix-huit ans contre sa maladie des os. Son mental d’acier lui permettait d’écrire et même de danser alors que, m’a-t-il confié, il ressentait constamment des « coups de marteau » dans le bas de son dos et dans ses genoux.
La douleur l’accompagnait et colorait de l’intérieur, sans que le lecteur le devine, la tenue de ses poèmes. Chaque mot est le bon et participe de l’équilibre global de chaque livre de poèmes, construit comme une cathédrale. « On ne peut changer un mot » me disait Frédéric, qui souhaitait la perfection. Un monde maîtrisé de l’alpha à l’oméga, avec ses échos, ses reflets de poème en poème et de livre en livre. Rien n’est laissé au hasard, tout a un sens et non seulement un, mais une multiplicité incalculable de sens car Tison s’était imprégné de toute la culture occidentale et même orientale dans ses aspects religieux, mystiques, philosophiques, historiques, artistiques, littéraires et musicaux. Quelques mois avant sa mort, il relisait les mystiques rhénans. Il avait lu la Bible in extenso dans sept traductions différentes…
Son hypermnésie lui permettait de tout retenir instantanément, y compris les détails du quotidien, et son esprit travaillait à plein régime pour classer, organiser et assimiler les innombrables données reçues qui comme une infinité de fleuves, de rivières et de ruisseaux se jetaient toutes dans la mer immense de sa création poétique. Car tout ce qu’il vivait, ressentait, était comme aspiré et tendrement recraché, après métamorphose, sur la page blanche. Tison était un alambic, un médium. Et une forte personnalité. Un être si rayonnant, si irradiant qu’il contaminait qui l’approchait. Il m’avait même dit, se référant à son expérience humaine passée, que je ne pourrais pas rester moi-même face à lui, conserver ma personnalité, notamment ma personnalité d’écrivain. « Tu ne résisteras pas. »
Contrairement à mes autres publications, je me suis effectivement totalement et volontairement effacée derrière lui dans mon étude sur son œuvre publiée en juin 2023 aux éditions Pétra : Frédéric Tison, la voix derrière la voix. Pendant deux ans, j’ai plongé dans les profondeurs de sa poésie tel un spéléologue qui ramène au jour trésor sur trésor, découverte sur découverte. J’étais tellement à l’écoute que Frédéric a confirmé que je n’avais commis aucun contresens et que tout ce que j’avais écrit sur sa poésie était juste. « C’est un regard sur mon œuvre », a-t-il ajouté, et pour cause : évoquer toutes les strates qui sous-tendent chacun de ses poèmes, d’apparence si simple, si limpide ! occuperait des thèses entières. Aussi, la voie sera-t-elle toujours libre aux chercheurs en poésie pour ajouter leurs regards à toutes les notes de lecture, dossiers et études déjà parus sur la poésie de Frédéric Tison qui est un monde en soi, à mon sens inépuisable.
Le miracle de ces poèmes est leur apparence si légère, comme une pâquerette, mais sait-on tout le travail de la Nature derrière une pâquerette ? La position exacte des mots, le vol figé des prépositions, de toutes ces petites ailes propres à la langue française, le choix si tendre du lexique, Tison aime des racines au ciel chaque mot qu’il écrit, donne à ses poèmes un ton intime et universel de lettre à un lecteur aimé, admis dans les Mystères.
Celui qui entre véritablement dans la poésie de Frédéric Tison devient un initié. Elevé dans le catholicisme, c’est par ce prisme que Frédéric a connu ce que l’humain nomme Dieu. Il m’a dit que s’il était né chez les bouddhistes, il aurait certainement été bouddhiste. Tison était un être spirituel, qui s’est retiré plusieurs fois dans un monastère les dernières années de sa vie, se posant même la question de devenir moine. Chair, désir, plaisir étaient liés chez lui à une tendresse et à un respect de l’autre, même de passage. Il avait une haute tenue morale, dans le sens où il n’aimait pas le Mal.
Qu’avais-je dit un jour au détour d’une conversation ? A ma grande surprise, il m’a reprise : « Ne sois pas médiocre. Tu ne dois pas être médiocre. »
Et une autre fois, alors que je lui demandais comment il faisait pour ne pas mépriser les gens, il m’a répondu : « Ça a été très dur, mais j’ai réussi à casser le mur. Il faut casser le mur. »
Vers la fin, anorexique : « Je ne mange que des fruits et des sorbets. Je ne peux manger que des choses belles. »
La beauté pour lui était plus qu’une esthétique, c’était une ascèse, une quête permanente, où qu’il fût, quoi qu’il fît, et tout ce qui était laid révoltait son œil et son cœur. Transportant avec lui un petit carnet, il y notait la beauté, les premiers vers d’un poème, ses découvertes au hasard de ses promenades.
Une feuille tombe d’un arbre. Nous étions assis sur un banc, ce dernier automne. Il me dit combien cette feuille est belle, et je le vois accordant à ce fragile objet, qu’il cueille sur le trottoir avec déférence, admiration, amour, transmuter la beauté en sacré. Il tient la feuille comme si c’était un oiseau et la met à sa boutonnière. L’intensité de son émerveillement face à cette petite feuille comme il y en a tant, mais en l’adoubant il la rend unique. Ainsi choisit-il avec émerveillement, étonnement même, chaque mot d’un poème.
Frédéric Tison était un être intense.
Pour vivre parmi les hommes et se faire reconnaître par eux, il ne cessait de maîtriser son feu. Ses poèmes coulent comme une lutte qui a eu lieu, dont l’Equilibre, la voix parfaite qui parle au cœur, fut l’enjeu. Ses poèmes et ses livres, si construits, si pensés, sont, au-delà de constructions, des architectures, lorsque le geste passionné et maîtrisé flue dans une autre dimension.
Ses poèmes sont autant de passages que Tison offre à son lecteur. Le dernier passage du poète fut pour le monde invisible.
Frédéric m’a dit : « J’écris pour les anges. »
La vie — est-ce te rappeler à moi, est-ce rechercher ton visage parmi les visages dissous dans la ville, est-ce me briser — ou dans l’eau de ton regard tomber comme une goutte d’huile, comme un pétale de rose, sans rien troubler ?
(Le Dieu des portes, éditions Librairie-Galerie Racine, prix Aliénor 2016)
© Claire Boitel – 2021
Quelques poèmes :
Je suis peint immortel et friable
Au beau milieu d’un livre, en coule verte
Brodée de rinceaux. Et mes mains désarmées
Orchestrent, sur la page, de Dieu blancheurs et encres.
Mon nom est Edwine et d’une abbaye sonore
Et dans le petit silence et le silence immense
J’ai chanté, je chante et je chanterai : la page
Et la mélancolie de la page, où je fus oublié.
(Les Ailes basses)
Saisir la ville où l’ombre de toi-même est vague
Assez pour se confondre avec celles des arbres
Et murmurer… : l’empire où tout bruit est si vaste
Que tes lèvres en d’autres lèvres sont tombées ;
D’autres ici ont passé comme toi pour trouver
Au carrefour de branches et de pierre un visage.
(Les Effigies)
Où es-tu parce que les immeubles
Augmentent et que je t’ai perdu
C’est une harpe que l’on brise
Celle qui t’égare dans la ville
Mais tu vas tellement mourir
Qu’il a fallu que je te dise :
Je viens vers toi qui me souviens
De ton corps une fois tu —
Silence, silences sur silences et rues
Armées de fer où ta venue
Soudaine et souveraine fut vaincue
Si tes jambes peu à peu disparurent
Où es-tu parce qu’une ville s’achève
Où tu es nu
(Une autre ville)
Tu auras su cette immense blessure — en toute chose et pour jamais, sous le ciel clair. Nulle part n’était le lieu étrange de tes ailes, et partout régnait l’adieu.
Tu auras su la rue énorme où quelqu’Un n’est pas — et toute la ville s’est brisée dans tes bras !
C’est vers la plus basse des choses que tu te penches, et c’est l’œuvre claire de tes regards — tu sais le monde où quelqu’Un est nombre, tandis que la pluie tombe comme le temps.
Oh ! Aller dans la ville vêtu seulement de velours et de lin, quand quelqu’Un est caché dans les visages, au sein des vents, parmi les millions de corps et de pas !
(Le Dieu des portes)
Puisses-tu descendre dans les chambres
magmatiques
Par l’escalier de sable, et revenir
Traînant après toi les lumières noircies,
Les braises pour les lèvres,
Les astres assoupis
Et qu’à l’envi tes paumes reversent
Echos et silences ! Que leur trésor
Ensemence toutes les plaines
Dans l’ombre basse : que des arcanes, des visages
Affleurent parmi les déchirures, les abîmes
Où les mains s’étreignent et se brûlent.
(Aphélie, suivi de Noctifer)
Ce qui règne est caché, murmure, augmente et s’étire dans une plus lente lumière. Tu es le corps précieux qu’a semé le temps.
Et dans l’eau — château de pensées éparses —, une fleur éclate. Ton île s’efface et recommence.
Une maison grandit dans le lac immobile avec le ciel où tes rêves demeurent et répondent au soir.
(La Table d’attente)
Je suis le nuage, l’inoubliable, ce rêve en toi qui te parle — As-tu appris de mes forêts, de mes absences, de mes étoiles ?
As-tu appris de mes herbes, qu’interrompent les murs de tes jardins, la pierre de tes rues, celle de tes salles ?
— Moi qui connais le nombre du nuage, le nombre de la neige et le nombre du sel. »
(Nuages rois)
— Où est le roi ?
— Il écoute les oiseaux.
— Est-ce là sa seule occupation ?
— C’est une très haute tâche, plus difficile qu’on le croit.
— Le roi aime-t-il leurs chants ?
— Il les admire, s’en étonne et les aime.
— Se passe-t-il quelque chose ?
— Le roi rencontre les oiseaux, dans les bosquets, l’air et le plus haut des arbres.
(Dialogues autour d’un prince ému)
Trouver est d’une ombre dans le jour
éblouissant. Parle maintenant — donne
ta voix d’une heure et d’un jour, traversée
des morts et des bien-aimés.
Parle de cette lumière dessinée par tes yeux
posés sur ces monts et ces chemins de pluie
blanche — où des fleurs pétrifiées se rêvent,
où quelque vent de flamme sonde les regards
et les sources bruissent d’oiseaux purifiés.
Bientôt, tu reconnais ce lieu de gouffres,
d’eaux innombrables et d’air.
(La Demeure aux infinis précédé de Château transparent)
Aube neuve, aube polie par la nuit,
— Aube plus que rose et lys, et feu,
Première née d’une reine profonde,
Ombre éveillée — Comme j’ai rêvé !
D’une main — est-elle assez légère ? — j’entr’ouvre
Le tombeau d’une autre lumière.
(Aphélie, suivi de Noctifer)
Bibliographie partielle :
Poésie (livres principaux)
Dialogues autour d’un prince ému (2021). Strasbourg, Les Lieux-Dits Editions, 2022.
Nuages rois (2018-2020). Paris, Librairie-Galerie Racine, 2021.
La Table d’attente (2016-2019). Paris, Librairie-Galerie Racine, 2019. Prix du poème en prose Louis Guillaume 2021.
Aphélie, suivi de Noctifer (2015-2017). Paris, Librairie-Galerie Racine, 2018.
Le Dieu des portes (2013-2015). Paris, Librairie-Galerie Racine, 2016. Prix Aliénor 2016.
Les Effigies (2010-2012). Paris, Librairie-Galerie Racine, 2013.
Les Ailes basses (2007-2009). Paris, Librairie-Galerie Racine, 2010.
Etude
Selon Silène. Etude sur la figure du satyre Silène, compagnon de Dionysos. Paris, L’Harmattan, 2018.
Ouvrages en collaboration. Livres d’artistes.
La Demeure aux infinis, précédé de Château transparent. Poèmes de Frédéric Tison, dessins de Damien Brohon. Paris, Editions La Lucarne des Ecrivains, 2022.
Une autre ville. Poèmes de Frédéric Tison, gravures de Renaud Allirand. Arts et Lettres / Chez les auteurs, 2013.
[1] Ecrivain, amie proche de Frédéric Tison et auteur de Frédéric Tison, la voix derrière la voix. Préface de Paul Farellier, collection « Pierres écrites/Granits ». Paris, Editions Pétra, 2023.