Flamenco, Tango, Fado

Flamenco, Tango, Fado de Sylvie & Rémi Boyer, illustrations de Maitane R. Oruezabal. Editions La Tarente, Mas Irisia, Chemin des Ravau, 13400 Aubagne.

https://latarente.fr/

Ce livre rassemble trois textes qui diffèrent par leur structure, leur longueur et le moment où ils furent rédigés et publiés (Tango en 2008, Fado en 2010, Flamenco en 2020). Ils furent rassemblés pour une édition espagnole en 2020 chez  Editorial Sapere Aude à Oviedo. L’édition française est augmentée d’une préface de Juan Carmona, un grand flamenquiste. Il ne s’agit pas des fruits de recherches historiques ou sociologiques mais plutôt d’instantanés, d’impressions de poètes errants tournant autour d’un secret, découvert accidentellement, pour le mettre à nu.

Les textes proposés abordent, de manière plus intuitive que technique, trois arts qui explorent les profondeurs de l’être, le Flamenco, le Tango et le Fado, trois arts qui portent bien des mystères et qui préservent le lien avec notre véritable nature.

A la fois très différents et très proches, le Flamenco, le Tango et le Fado orientent vers l’intime de l’intime, vers ce qu’André Breton désignait comme le « point suprême » où se réalise ce que Carl G. Jung désigne comme « la conjonction des opposés ».

La puissance de conversion, de métanoïa, de ces trois arts, réside dans l’union qu’ils cherchent à établir entre le corps et l’esprit, écartant l’intellect et libérant l’émotion des conditionnements sociétaux. Arts populaires, le Flamenco, le Tango et le Fado ont une dimension libertaire intrinsèque qui relève de la queste initiatique.

Si Flamenco, Tango ou Fado[1] sont les âmes des corps espagnol, argentin et portugais, alors une part de ces âmes solaires nous éblouit quand l’autre, sombre, nous attire sans jamais se livrer.

Les lieux de ces trois danses[2] sont, pour une part, imaginaires, parfois « imaginals », proches de l’esprit par conséquent. Ce sont des lieux d’exil, intérieurs ou extérieurs mais aussi des lieux de révélation, dans une tension entre tradition et modernité.

Mais, diront certains, les temps de ces trois danses sont aussi inactuels, archaïques, par un biais perceptuel inadapté à la saisie du réel derrière la forme. Si Flamenco, Fado et Tango sont inactuels c’est qu’ils relèvent d’un présent permanent qui n’a pas besoin de s’actualiser.

Tous les trois célèbrent et exaltent la femme, même si c’est parfois en trompe-l’œil, selon une autre beauté, non canonique, une grâce, la sal espagnole selon Théophile Gautier, ou la saudade lusitanienne portée aujourd’hui par une pléiade de Divas qui enchantent le monde, Katia Guerreiro, Dulce Pontes, Mariza, Cristina Branco, Carminho, Ana Moura…

Théophile Gautier nous alerte par ces mots : Elles possèdent à un haut degré ce que les Espagnols appellent la sal. C’est quelque chose dont il est difficile de donner une idée en France, un composé de nonchalance et de vivacité, de ripostes hardies et de façons enfantines, une grâce, un piquant, un ragoût, comme disent les peintres, qui peut se rencontrer en dehors de la beauté, et qu’on lui préfère souvent. Ainsi, l’on dit en Espagne à une femme : « que vous êtes salée, salada ! » Nul compliment ne vaut celui-là.[3]

« Para hacer lucir a la mujer ». C’est par cette phrase que l’on signifie que le Tango a pour fonction de révéler la femme, de célébrer la féminité.

Flamenco, Tango, Fado sont les véhicules de la grâce. Ils touchent l’être au plus profond, au plus inattendu. Nous parlerons d’une « étrange profondeur », d’une « douloureuse joie », expressions qui évoquent la mystique. Tous les trois relèguent la langue dans le tiroir des outils incapables tant le mot est inapte à rendre compte de cet ineffable-là.

Dans le Flamenco, le Fado, le Tango, le rythme est essentiel. Il induit la transe, prépare l’extase. Le rythme est aussi silence. C’est un cheval fougueux qui permet de traverser les formes et de se rapprocher, dans le silence, de sa propre essence.

Le Fado et le Flamenco sont associés à la tauromachie, soit à la confrontation avec la mort, avec la puissance archaïque. Avec ce murmure tumultueux de la danse et du chant, non seulement les dieux peuvent être domptés mais chacun peut devenir dieu, s’engendrer comme immortel.

Flamenco, Tango et Fado sont des arts de vivre intensément en nourrissant l’alliance entre Thanatos et Eros mais en évitant les pièges de Thanatéros. Les métaphysiques traditionnelles savent évoquer ce pouvoir, plus exactement la puissance suspendue qui anime ces trois arts. Le véritable lieu-état de conscience dans lesquels ils exercent est au carrefour de l’immanent et du transcendant.


[1] Respectivement inscrits au Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité en 2010, 2009, 2011.

[2] Le Fado fut d’abord dansé. La danse jugée trop érotique, comme le Tango, fut rapidement interdite. Il ne reste que quelques dessins de danse de Fado mais, il est souvent aisé de danser un tango sur une musique de Fado.

[3] Gautier, Théophile, Voyage en Espagne, Gallimard, collection Folio, 1981, Paris.

La Face proscrite

La Face proscrite par Odile Cohen-Abbas.

Les Hommes sans Epaules Editions, 8 rue Charles Moiroud, 95440 Ecouen.

www.leshommessansepaules.com

Odile Cohen-Abbas nous entraîne comme souvent dans la dimension silénique de l’expérience humaine avec ce livre qui se présente comme un triptyque.

Au centre, l’alphabet hébraïque et ses vingt-deux lettres qui fondent autant la parole que le monde par la grammaire architecturale, divinement inspirée et totalement scientifique, qu’ils composent. Odile Cohen-Abbas nous offre vingt-deux méditations très personnelles sur chacune des lettres vivantes de l’alphabet, lettres qui sont aussi des noms composés de lettres, inaugurant ainsi la cascade infinie des sens.

Avant ce voyage dans l’alphabet, l’Aleph-Beth, c’est à la Face que nous sommes confrontés, tantôt sainte, tantôt diabolique, absolument humaine en réalité. L’intuition géniale ou démonique naît de ce face à face qui s’affirme dos à dos, invocation de Janus.

« Si on ouvre le miroir facial de la Grande Prostituée, on s’aperçoit qu’il contient à l’intérieur une ennéade : vouivre, mère, fille, vierge, veuve, pauvresse, bacchante, strige, sauterelle « un nonet de sons – vielles, lyres, pianos à bandes perforées –) elles, les bâtisseuses et les écroulées chantant un amour de l’être dans le miroitement à terreur sacrée, le miroir de la Grande Prostituée, leurs traits, sang, rides, grains de beauté mêlés à Ses traits qui ont tout gaspillé du bonheur, du malheur, elles, les biches de Dieu, nées par le siège, dans la broyeuse du miroir,

la non-mixité du Jugement dernier.  »

Nous sommes en poésie, mais aussi en métaphysique, à rebours de la chair qui révèle, mais aussi en théologie silénique, forcément hérétique donc, mais ô combien pertinente car acéphale :

« Apparition de la tête de Jean-Baptiste dans le champ des décapités : la perruque blonde de l’ange Gabriel décapité, la perruque noire des corbeaux et des mouettes, écimés, Calvin tranché, Marie tronquée, Jeanne la papesse, découronnée, la petite danseuse de Degas, étêtée, le spectre d’Hamlet, guillotiné, Pierre de Craon, décapité, les 22 lettres, tranchées, la licorne et Mélusine avec la Grande Ourse et le scorpion, en phase de décollation, des volontaires, vieilles et nubiles, pelotes de veines, en cours de guillotine, les 10 chiffres décapités. Dans le coffre à bijoux du tableau de Moreau, le sang ;

Tous tournent leur regard

– Mais de quoi s’enivre-t-on aujourd’hui ? – vers l’Apparition »

Nous imaginons très bien Odile Cohen-Abbas modèle, et un peu plus, pour Caravage. Exagère-t-elle ? Certes non, en effet, après la guerre dans les Cieux, menée par Aazazel, Dieu qui avait placé la lettre Iod première de toutes les lettres, lui substitua Aleph et réduit le nombre des Cieux de 9 à 7. Une forme de décapitation salvatrice.

Le troisième volet du triptyque est intitulé « Les revenants ». Revenir de quoi ? de tout, et d’abord des peurs, ancestrales comme futures, afin de se démasquer. Revenir de l’autre côté du miroir, si trompeur pour qui n’est pas vigilant. C’est une quête sans concession, un chemin ensanglanté de mots qui n’est pas sans extases.

« Regarde l’homme là-bas ! C’est le pendu qui s’emporte à travers champs. Il n’a plus sa stature complète, ses pieds se combattent dans la mort.  Il cherche un lieu d’inhumation. Il est né de sa corde, mais l’impureté du temps s’accole encore à lui de toutes ses forces. Derrière lui, la lune diminue définitivement ; devant : l’armée des pendus s’avance. Regarde et dis ! En quelle partie de son corps est descendue la connaissance, est-ce au-dessus ou au-dessous de la strangulation ? Et si le chemin de la corde, sa notion féminine broie implacablement le toucher de l’épaule ? Le monde – six taches de sang – tient encore la place occupée par le chanvre. Paix à la poitrine du pendu qui s’emporte là-bas, et paix aussi à la déformation qui s’engendre dans la corde ! »

Aux limites de l’imaginaire, se trouvent l’abîme pour les uns, mais ce n’est que partie remise. l’imaginal pour quelques autres.

Instructions du cœur

Instructions du cœur. La quintessence des enseignements dzogchen de Tulkou Urgyen Rinpoche. Editions Almora, 19 rue Saint-Séverin, 75005 Paris, France.

www.editions-tredaniel.com/

Tulkou Urgyen Rinpoche (1920-1996) est l’un des maîtres éminents du courant majeur du bouddhisme qu’est le dzogchen. Ce livre rassemble des enseignements délivrés par Tulkou Urgyen Rinpoche à ses plus proches disciples au sujet de trekchöd, une voie directe.

« Dans la pratique, reconnaître notre essence comme la pureté primordiale, c’est la base ; reconnaître notre nature comme la présence spontanée, c’est la voie ; et reconnaître la présence spontanée comme notre expression naturelle, dépourvue de nature propre, c’est le résultat. »

La recherche de l’état naturel ou plutôt sa simple reconnaissance et le maintien en l’état naturel se trouve à la base de trekchöd. Tulkou Urgyen Rinpoche insiste beaucoup sur les subtilités de l’évidence naturelle qui nous échappe. Il rappelle, en citant le Karmapa Rangjung Dordje, que :

Ne pas voir est la vision suprême ;

Ne pas trouver est la découverte suprême.

Chaque enseignement est d’une remarquable précision et toujours orienté vers la libération.

« Lorsque je donne des enseignements sur l’esprit, précise Karmapa Rangjung Dordje, presque tout le monde dit : « Je ne vois rien. » Le fait qu’il n’y a rien à voir prouve que notre nature est vacuité, mais le fait que « nous voyons » qu’il n’y a rien à voir prouve qu’il y a aussi une qualité connaissante. C’est ce qu’on appelle « voir à l’instant même où l’on regarde », directement. Ce n’est pas que nous nous acheminons lentement vers la nature de l’esprit et que nous l’avons raté, parce que nous avons cherché trop haut ou trop bas. Ce n’est pas que nous n’en voyons qu’une moitié tandis que l’autre moitié reste cachée. Elle est vue à l’instant même où l’on regarde. Au moment où l’on voit, elle est libre, libre de pensée. Il n’y a pas de pensée, n’est-ce pas ? Ensuite, vous dites : « Oh, maintenant je vois qu’il n’y a rien à voir », cette pensée apparaît ultérieurement. Elle n’est pas libérée. Le premier instant est suffisant. C’est assez. C’est à l’instant même ! Comme c’est si près, c’est très facile. Nous nous attendons à ce qu’il se passe quelque chose de spécial mais à cet instant, toutes les pensées ont été coupées. C’est de ce moment que l’on parle lorsqu’on dit : « reconnaître sa nature propre ». »

Ce long extrait permet de comprendre comment Karmapa Rangjung Dordje opère tout au long de son enseignement pour ramener inlassablement, presque implacablement, à l’essentiel sans nous permettre d’en faire un objet ou un concept. L’enseignement pourrait apparaître au premier regard théorique alors qu’en réalité il ne cesse d’être pratique, quels que soient les sujets abordés : base, préliminaires, attention, méditation, jeu obervateur/observé, reconnaissance, vue, simplicité, méthodes de libération…

Tantôt par des développements ou des commentaires, tantôt par des jaillissements ou de incisions, Karmapa Rangjung Dordje oriente vers l’inconditionné, l’inconcevable, l’ultime, malgré les limites du langage qui fait toutefois pleinement partie de la pratique. Enfin, le livre s’achève par un « Bref commentaire sur la Sadhana de Simplicité du Gourou Ultime » de Nyoshul Ken Riinpoche, bref et remarquable.

Bel arbre, si tu ne t’étais pas penché

Bel arbre, si tu ne t’étais pas penché

Jules Prazantès

Librairie-Galerie Racine, 23 rue Racine, 75006 Paris – https://editions-lgr.fr/

Ce recueil rassemble deux ensembles de textes, deux unités, la première qui donne le titre à l’ouvrage, la seconde intitulée Châteaux de-ci de-là.

« Tout le monde savait, de la ronce au clocher, des plaines aux collines, que l’herbe rêvait. Les fleurs n’en étaient pas plus étonnées que la pluie ni que les étoiles qui tombent lorsqu’elles ne sont plus aimées. »

Ce poème nous oriente vers l’alliance recherchée entre ciel et terre, implicite et explicite, donné et caché qui fait célébration dans un monde marqué par la lutte contre les séparations multiples.

Il est un savoir que seule la poésie peut approcher. Un savoir du sublime dans la banalité, que celle-ci soit perçue comme favorable ou défavorable.

Jules Prazantès sait à merveille éclairer les simples et belles évidences dissimulées sous les couches de nos déceptions. C’est bien de « merveille » qu’il s’agit, de « la merveille » saisie dans l’attention à ce qui s’offre à nous et que trop souvent nous ignorons. La nature est bien davantage que ce qu’en font nos concepts et nos abstractions. Pour peu que nous sachions être disponible pour elle, en toute simplicité, sans enjeu, elle nous enseigne.

« Viens à l’orée de mes lèvres.

Corps élu, j’apprends tes rythmes, leur remuement tranquille. Mes doigts ont pris mémoire en toi. Ils n’oublient jamais le chant de l’ombre à peine posée et l’audace de ton règne.

Entends donc mon vieux souffle d’ange déchu où tu pullules.

toi que la vie a blessée malgré ta toujours jeune étoile. »

Les mots nous restent volontiers en mémoire. C’est que Jules Prazantès touche avec justesse la profondeur de nos expériences, totalement uniques et pourtant si proches qu’elles constituent notre véritable humanité à reconquérir pour enfin la partager.

Et ne sommes-nous pas ce château à la fois ouvert et clôt, tantôt accueillant, tantôt inquiétant, miroir de nous-mêmes ?

« Château des miroirs et des sens te voici avec ton vestibule posé sur huit colonnes en marbre jaspé de vert, avec des chapiteaux gris ;

ton cabinet immense muni de haches et de chaires, d’un dressoir à pentures en fer forgé, et gravé de dessins d’iris glorieux

et tes chambres de bain aux eaux parfumées auxquelles on accède par des marches ;

château chauffé par le bois ou la tourbe.

Et l’on vivait et l’on mourait dans le château à peine. »

« Je suis celui qui est »

« Je suis celui qui est »

Râmana Maharshi

Editions Accarias L’Originel, 3 allée des Œillets, 40230 Saint Geours de Maremne – http://originel-accarias.com/

« Qui suis-je ? » ; « Restez tranquille ». Telles sont les deux fils serpentins de cette voie directe, non-dualiste, que Râmana Maharshi a manifesté dans sa vie et ses paroles.

Patrick Mandala, traducteur et présentateur de l’ouvrage, évoque en introduction le no pensar nada de Jean de la Croix pour nous rappeler la permanence des voies non-duelles, voies de la négation en Occident comme en Orient. Ce « fonds commun de sagesse », à travers de multiples expressions, plus ou moins directes, au non-dualisme plus ou moins marqué, se retrouve autour du principe de « tranquillité ».

L’ouvrage comporte deux parties, la première rassemble des écrits, la seconde des instructions spirituelles. Les commentaires viennent du Srî Râmanâsramam, l’ashram de Râmana Maharshi et de ses disciples.

A la question, traditionnelle en philosophie de l’éveil, « qui suis-je ? », Râmana Maharshi commence par dire ce qu’il n’est pas : ni corps physique, ni organes sensoriels, ni organes d’activité, ni prâna, ni mental pensant, ni état d’ignorance. Il reste la Conscience, ce qui demeure, le Soi qui est aussi félicité, silence… Cette réalisation, précise-t-il, adviendra « quand l’univers phénoménal disparaîtra de notre perception », c’est-à-dire quand « le mental – la cause de toutes les pensées – est contrôlé et rendu silencieux ».

Râmana Maharshi s’exprime longuement sur cette nécessaire pacification du mental jusqu’à l’obtention de la « tranquillité ». Il aborde les multiples nuances d’une méthode qui aboutit à une absence de méthode. Plusieurs versions de l’enseignement de Râmana Maharshi, répondant à la question « qui suis-je ? », sont proposées dans le livre. Elles sont établies d’après les archives de l’ashram.

Râmana Maharshi n’est jamais très long dans ses développements, il cherche à rejoindre l’essentiel au plus court. C’est très évident dans un texte intitulé « L’essence de l’enseignement » qui, sous forme d’aphorismes, synthétise son enseignement et donne « les instructions de Shiva sur le renoncement et la libération qui s’en suit ». Plusieurs enseignements ont la forme de poèmes, forme propice à une densification de la pensée. Ils furent souvent rédigés à la demande, on peut parler parfois d’insistance, des disciples.

Les instructions spirituelles, upadesha, visent toujours à s’extraire non seulement de la dualité mais de la non-dualité. Râmana Maharshi utilise invariablement et de manière radicale le « qui suis-je ? » pour plonger son interlocuteur dans le silence, chemin ou lieu du Soi, le Soi lui-même. Il épuise en quelques mots tous les concepts et toutes les comparaisons, source de querelles stériles, que ses interrogateurs lui proposent. Il traque littéralement la source du « je », la racine, pour l’arracher. Ne reste alors que le Soi.

La libération, notre véritable nature, déjà là, est au cœur de cet enseignement qui est une pragmatique. Si la réalisation est toujours présente dans chaque propos, Râmana Maharshi glisse chaque fois que nécessaire les pratiques, les rapports aux pratiques, les ajustements les plus favorables à l’actualisation de cette réalisation.

« Vous êtes parfait. Aussi abandonner l’idée que vous ne l’êtes pas. Il n’y a rien qui doit être détruit. L’ego n’a aucune réalité en lui-même. C’est le mental qui fait l’effort, et le mental n’est pas réel. Tout comme il n’est pas nécessaire de « tuer » le mental. Connaître le mental le fait disparaître. »

Par-delà le Mur des Ténèbres. Le retour de Francesca

Par-delà le Mur des Ténèbres. Le retour de Francesca de Marie Maître.

Editions de L’œil du Sphinx, 36-42 rue de la Villette, 75019 Paris – France – www.oeildusphinx.com

Certains se souviendront du livre de Marie Maître déjà consacré à Francesca et ses créations : Francesca, de la douleur à l’envol, qui restituait la destruction de l’enfance, de la femme et la possibilité d’une lente et difficile reconstruction :

http://lettreducrocodile.over-blog.net/2021/11/francesca-de-la-douleur-a-l-envol.html

Maltraitances, viols, humiliations, isolements… constituent le quotidien de millions de femmes. Beaucoup, accablées, n’auront pas la force et l’intuition de Francesca qui a su s’extraire de cet enfer, se libérer, par l’art.

Avec ce livre, Marie Maître témoigne de ce chemin courageux à travers les œuvres photographiques de Francesca qui utilise son propre corps pour d’objet en faire un sujet plein de dignité.

Chaque œuvre photographique est accompagnée d’un poème qui dit les étapes de ce voyage très initiatique aux confins de soi-même pour revenir à la vie.

Création

Je suis là, tu le sais. Ils m’ont jetée, trahie

Humiliée, trompée. Tu m’as récupérée

Et montré que la vie était une plante

Qui malgré la tempête n’attendait qu’un rayon

De soleil bienveillant. Une douce chaleur

Se répand dans mon corps. Je suis là tu le sais

Et je veux te montrer la passion dévorante

Qui reprend son espace : place à la création !

Tout comme Ulysse et Jason, Francesca a traversé des abysses, des tempêtes, lutté avec des monstres et des démons, échappé à la séduction comme à la dévoration avant de goûter à la liberté. Sa vie rejoue les mythes anciens comme le font, souvent avec maladresse mais réalité, les anti-héros des films de Pier Paolo Pasolini. La terreur côtoie la lumière qui, finalement, renaît.

Albatros

Souvent pour s’amuser, les hommes d’équipage

Prennent des Albatros, vastes oiseaux des mers.

Mais je ne serai pas le jouet du voyage

Qu’imagine le poète dans ses visions amères !

Ma recherche est ailleurs, le chemin des étoiles

Que j’ai cherché en vain dans les forêts calcinées

D’une jeunesse brisée. Je lève enfin le voile.

Me brûlant enivrée aux rayons retrouvés.

La liberté est belle, comme un rêve de pierre.

Je plane, majestueuse, sur les flots enchanteurs

Bercés de créations plus fortes que la matière

Qui coule dans mes veines et réchauffe mon cœur

Ce beau livre n’est pas seulement un miroir de notre humanité, souvent terrifiante et parfois sublime, c’est un témoignage de la puissance de l’art, de sa force de transmutation et d’affirmation de l’être contre toutes les perversions et aliénations mondaines.

« Mes photos dérangent, dit Francesca, certaines personnes les trouvent du reste provocantes. Mon but n’est pourtant pas de provoquer, mais de toucher en plein cœur. Si les gens ressentent des émotions en contemplant mes tableaux, alors j’ai gagné mon pari qui était de sortir de la tourmente grâce à l’Art, quitte à me mettre à nu. Je ne peux pas m’en passer, mes mains me rappellent à l’ordre et demandent leur drogue. Et si par malheur, un jour, je ne pouvais plus du tout créer, alors je souhaiterais vraiment disparaître. »

En plein cœur !

L’escalade, une voie de méditation

L’escalade, une voie de méditation deJulie Conton. Éditions Mémoires du Monde.

www.conton.memoiresdumonde.sitew.com

Tous ceux qui ont pratiqué l’escalade savent combien cette pratique exigeante conduit naturellement au rappel de soi et à la présence en l’instant même. Intimement lié à nos états internes, l’escalade est une voie de méditation. Consciemment ou inconsciemment, elle rapproche de notre véritable nature.

« Car, nous dit Julie Conton, tout simplement, quand on grimpe, quel que soit notre niveau, penser à autre chose qu’à la voie entraîne rapidement la chute. On est obligé de se concentrer uniquement sur le rocher, sur le moment présent, d’oublier nos tracas quotidiens, faire cesser ce monologue intérieur qui saute sans cesse d’une idée à l’autre. En ce sens, nous méditons tout en grimpant, de manière automatique et inconsciente car c’est un réflexe de survie pour ne pas tomber. 

D’autre part, on peut parfois devenir conscient de ce processus, et aller plus loin par une observation plus aiguë de nos émotions et pensées, dans un objectif de perfectionnement, à la fois en escalade et au-delà, sur un plan spirituel, dans la vie en général. La pratique de l’escalade s’inscrit alors dans une démarche réflexive plus large de quête intérieure et devenir une voie de sagesse consciente. »

Julie Conton met son expérience de l’escalade et de la méditation au service de ceux qui souhaitent approfondir cette dimension interne d’une pratique très physique. Sa démarche, très congruente, peut intéresser au-delà de l’escalade les pratiquants d’autres disciplines, équitation, arts martiaux, voile, danse… qui nous confrontent à nous-mêmes.

Après avoir fait un rappel, toujours nécessaire, à la sécurité, elle évoque la nature de la méditation selon mahamoudra qui permet de saisir en quoi la méditation, état naturel, ne doit pas être associée aux exercices de méditation assise. Shamata, le calme mental né de la concentration et vipassana, la vision pénétrante née de l’attention, s’affirment très logiquement par la pratique. Posture, respiration, intuition donnent accès à un autre type de connaissances à la fois de la nature (la falaise) et de soi-même, autorisant une alliance nouvelle. Des obstacles intérieurs apparaissent en arrière-plan des obstacles physiques, attachements, conditionnements. La pratique permet de comprendre et réorienter le jeu des désirs et des peurs. L’escalade est une voie de méditation et de libération. Le grimpeur, réceptif à ce que renvoie la paroi, véritable miroir, peut se libérer des peurs inutiles, des mouvements d’identification de l’ego, et s’ouvrir à l’environnement, comme à sa propre réalité.

Discipline, patience, persévérance, goût de l’effort, conscience et appréciation de l’impermanence, équanimité, détachement… sont quelques-unes des qualités développées dans la pratique de l’escalade. Julie Conton aborde la question des motivations, plus ou moins conscientes, qui conduisent un individu au pieds des falaises pour s’élever. Celles-ci peuvent être très banales, communes à d’autres sports, ou se transformer en une intention plus subtile conduisant à la métaphysique ou à la mystique. En tous les cas, c’est une recherche de plénitude, de joie, avec ou sans objet, de communion avec la nature qui peut se transformer en réelle voie spirituelle.

« Pour moi, conclut Julie Conton, l’escalade peut être, ou peut devenir, lorsqu’on s’y consacre vraiment, avec une certaine conscience, une voie de méditation et de guérison intérieure, une voie de transformation et donc une voie spirituelle, capable de faire croître en nous la joie et l’amour. Car toute authentique voie spirituelle nous relie, avant tout, à l’énergie d’amour. »

L’essai de Julie Conton, particulièrement intéressant et bienvenu dans un monde de plus en plus étiré dans horizontalité jusqu’à la rupture, est suivi d’un long entretien avec le grimpeur Thibaut Flachère qui évoque avec simplicité ses expériences et ses découvertes sur lui-même et la vie à travers sa pratique.

Construire Dieu et le monde

Construire Dieu et le monde. Regard d’un Franc-maçon

Marc Halévy

Collection Regards croisés

Coédition Académie maçonnique de Provence et Editions Ubik – https://www.helloasso.com/associations/academie-maconnique-provence/evenements/les-livres-amp-ubik-editions

Marc Halévy propose de renouer avec le principe de l’aristocratie spirituelle pour « Construire le monde pour Dieu. Construire Dieu pour le monde. » La formule n’est pas seulement belle, elle pourrait être une définition de la Grâce, auto-communication de Dieu avec lui-même à travers la Nature. Marc Halévy précise ce qu’il entend par « aristocratisme » : « est aristocrate celui qui met son existence au service de ce qui le dépasse infiniment au-delà de l’humain ». Nous ne sommes pas très éloignés de « la voie magique des héros » chère aux hermétistes. L’important, nous dit-il, est que le principe de l’aristocratie « dépasse en fait toute idée de pouvoir ». Si l’initiation est un processus aristocratique de construction du Réel, il commence au-delà de l’illusion du pouvoir, sous toutes ses déclinaisons.

Marc Halévy part du principe qu’il convient de proposer « une vision du monde la plus pertinente, cohérente et complète possible » sur laquelle construire. Il examine quelques modèles, en soulève les contradictions pour mieux interroger, traquer parfois, la possibilité des essences, essence de l’espace, essence du temps, essence de l’énergie… Il en résulte une synthèse métaphysique rassemblant quelques propositions constitutives d’une vocation, d’une démarche, d’une éthique en vue d’un accomplissement, non de la personne, de l’homme mais « de l’Un dans le champ de potentialités qui est le sien : celui de la pensée créatrice ».

C’est ce processus d’accomplissement que développe Marc Halévy dans la deuxième partie de l’ouvrage pour approfondir finalement une « métaphysique du Devenir » qui exige un changement de regard et un autre rapport au langage qui conduit au recours à la poésie pour donner l’intuition de l’indicible. « Tout est processus », nous dit-il, dans les pas de Whitehead. C’est autour de la question de la liberté, liberté divine et liberté humaine que la pensée de Marc Halévy se précise au mieux dans une métaphysique non-dualiste qui écarte toute ontologie :

« Dieu est libre.

Sa liberté est absolue.

Sa liberté n’est limitée que par ce qui n’est pas encore créé : elle ne joue que dans le créé.

En s’accomplissant, l’Un étend sa liberté. Il se libère de l’inconnu, de l’incréé, des possibles-non-encore-réalisés. »

Nous sommes avec ce livre, très ajusté, au cœur du processus du Réel qui est le processus même de l’Initiation qui nous conduit de la dualité de l’apparaître à l’évidence de la non-dualité par l’exercice de la Liberté. Métaphores, exemples, questionnements permettent au lecteur de s’extraire de la pensée sujet-objet pour dépasser le regard ontologique comme le regard messianique.

Marc Halévy « conclut » par un « manifeste constructiviste et téléosophique » qui distingue trois âges civilisationnels organisés autour de trois questions bien connues : « où suis-je ? », « qui suis-je ? », « que fais-je ? ». Cette dernière question permet de dépasser les oppositions dualistes pour envisager la mise en œuvre, fondamentalement constructiviste, à partir d’une Intention originelle qui demeure :

« On peut affirmer que le Réel a un sens, non parce qu’il est orienté vers une finalité qui aurait été orientée à priori, mais bien parce qu’il est guidé par une même intention renouvelée à chaque instant présent. »

Perditio

Perditio par Odile Cohen-Abbas

Editions Unicité, 3 sente des Vignes, 91530 Saint-Chéron.

https://www.editions-unicite.fr/

L’écriture d’Odile Cohen-Abbas est comme un fil tendu au-dessus d’un marais ensanglanté. Peu de chances de traverser sur ce fil arachnéen et scintillant de mots sans laisser pousser ses ailes, fussent-elles noires.

Le monde dans lequel nous égare non sans délectation Odile Cohen-Abbas nous est longtemps étranger avant que nous le découvrions familier, trop familier, participant finalement de notre intimité mais caché sous les écorces de l’artifice mondain.

« Chaque jour, une cohorte de Prières se décroche des murailles, à la nuit, causant çà et là des ulcères, des stigmates sur la pierre, des trous moites comme de clous ou de tiques. Les premiers affectés de ce phénomène, du retrait augural des Prières, sont les femmes nubiles, les poètes et les aliénés, trouvant dans leurs veines, dans leurs âmes moribondes, des bacilles de verbe et de songes. »

Ces Prières sont ce qui fondent l’être ou le libèrent, amour, joie, désir, foi… Quel chemin possible de liberté et d’accomplissement demeure quand elles se retirent, quand l’idée même de liberté et d’accomplissement s’auto-mutile ?

Sexe, cœur et bouche se couvrent de moisissures. La putréfaction envahit même le rêve alors que seuls les souvenirs semblent encore résister à la stérilisation avancée. Pour combien de temps ?

Pourtant, ça et là, des résistances émergent, de la Peinture ou de la Chair. La possibilité de nouvelles noces à inventer transparaît à travers les rideaux gluants et souvent obscènes d’une humanité défaite.

« Car la Peinture, offensée du retrait des Prières, ayant perdu sa charge vitale – terne, élimée, pitoyable -, cherchait à reconstituer sa splendeur, et demandait justice aux visiteurs. Et l’on voyait déjà tomber au pied des toiles de batailles, des hasts, des flèches, des lances, des calices, toute l’invention de menus supplices. La beauté rétrocédait ses gestes, désavouait la lumière. Là où s’écrivait d’ordinaire le titre d’un portrait, s’inscrivait : objet vide. Des lueurs couraient parmi les bois des maries-louises. »

Ici le dégoût ferait fuir la mort. Odile Cohen-Abbas ne laisse aucun répit à celui qui ose lui emboîter le pas. Cependant, il s’agit bien d’un chemin, initiatique mais à quel prix ? La folie pourrait se révéler un refuge mais non :

« Car leurs âmes sans avantage, en dépit des efforts déployés pour s’arrimer hors du vide, étaient toujours et en tout lieu, illégitimes : sur le fil barbelé du voyage, un simple câble, un autre train croisé, pouvaient à tout moment les écroués. »

Les apocalypses sont ici comme des orgasmes multiples à la croisée de l’infernal et de la lumière. Les sécrétions humaines participent d’une alchimie improbable malgré les vases souillés, les feux malades, les opérations échouées. Odile Cohen-Abbas ne laisse personne respirer, ce n’est qu’in extremis qu’un retournement, un relèvement est possible. Pour s’élever plus haut, plus haut qu’au sommet, il faut descendre plus bas, ajouter un dixième cercle à l’Enfer de Dante. Perditio.

« Ce qui survint au cours de cette nuit, passions génésiques, accouplements, reconstructions des sexes et ravaudages des emboîtements, fut imputé au magnétisme, pouvoir oligarchique des gants. Les hommes et les femmes exultaient, et confortés d’une réplétion de songes, derrière les grilles protectrices de la brume qui leur tenait lieu de faconde, portaient au pinacle un monde de licences et de débordements. Les désirs renaissaient, exhaussés, parmi les doigts cuirassés, des désirs d’enfonceurs, d’ongles armés ! Des odeurs se laissaient paître montaient de guingois aux cervelles. Et les hommes, dans un vide complet de représentations, rencontraient des compagnes, recréaient à souhait avec elles une mélanine de gestes, formaient d’enivrants équipages, tout un art grisâtre, sculptural. Un bûcher s’élevait de l’anti-chair, un autre des sortilèges, des matériaux suspects que l’on croyait proscrits. Et les mains fastueuses dotées des gantelets, sans trêve régénéraient l’outrage. »

Par les ciels noués aux ciels de Jacques Aramburu

Par les ciels noués aux ciels

Jacques Aramburu

Cheyne Editeur, Au Bois de Chaumette, 07320 Devesset – https://www.cheyne-editeur.com/

Dans la Collection Verte de cet excellent éditeur, vous découvrirez nombre de poètes contemporains dont plusieurs, depuis 1980, découverts par Cheyne Editeur, devinrent des auteurs de référence. C’est un travail de fond que poursuit cette maison dont nous pouvons aujourd’hui déguster tous les fruits.

Jacques Aramburu, un nom très basque, est auteur et critique littéraire, il collabore régulièrement avec nos amis des Hommes sans Epaules qui le présente succinctement sur leur site :

http://www.leshommessansepaules.com/auteur-Jacques_ARAMBURU-25-1-1-0-1.html

Intéressons-nous à ce texte superbe qui fait de l’enchevêtrement amoureux des mots une peinture vivante qui nous aspire. Hymne à l’amour à la fois sensuel et spirituel, le texte de Jacques Aramburu entraîne le lecteur sur la crête fragile de la rencontre amoureuse et de son inscription dans le temps.

Le premier corps

et le dernier

nos bruits

s’écoutent

nous simplifient

Nous sommes en célébration, l’union dépasse non seulement les corps mais les couples pour abolir toute frontière, toute séparation, toute comparaison.

Je t’en prie

va plus loin

alors

je deviens tout

le vent le chien

l’arbre la Lune

une pluie à ton bras

une primevère dans ta main

et l’oiseau

l’éventail

Toutes les dimensions de la vie et de la mort se rassemblent dans cette célébration avec une simplicité qui déroute de tous les conformismes. Bien entendu, l’obscur est là, tapi quelque part, il n’est pas ignoré mais la célébration, à la fois dans sa dimension charnelle et dans sa dimension métaphysique, deux dimensions qui coïncident absolument, lui est non seulement inaccessible mais le renverse en lumière.

Je fais le protocole

du néant extraordinaire

par le rythme

et la mélodie

en toi

je veux être inhumé

patience

après la frénésie

Le plus frappant dans la poésie de Jacques Aramburu est la permanence de la beauté. Que faire sinon contempler.

Amour à longue et courte extase

un jour une année un siècle

aie pitié de nous

qui suivons le sentier

trop fatigables cavaliers

pourtant inassouvis

entend notre vacarme

dans le vestiaire des dieux