Hommage au poète Frédéric Tison

Île des Immortels

Hommage au poète Frédéric Tison (1972-2023)

par Claire Boitel[1]

© Claire Boitel – 2023

Un poète a perdu sa chair terrestre. Frédéric Tison est mort en novembre 2023. Il était né en juillet 1972. Cinquante et un an, ayant tout connu pour pouvoir tout écrire, selon son expression. Je le revois assis dans son fauteuil près de la fenêtre, me disant : « La seule chose que je n’aie pas connue, c’est le meurtre : je n’ai jamais assassiné quelqu’un. »

A la fois inséré dans le monde et en retrait, Frédéric Tison aura tissé sa vie en or dans ses poèmes. Il avait en permanence un besoin, une urgence de beauté, ce qui l’amenait à porter son regard sur les choses belles, paysages, châteaux et parcs, statues, tableaux, visages, mains, arbres, oiseaux et jusqu’aux taches des trottoirs dont la forme le faisait rêver. Tout peut-être le transportait car il avait entraîné son regard à la drague, au forage de la beauté. Pas si loin de l’hallucination et d’un monde parallèle. Il se droguait d’idéal pour survivre dans un monde qui n’était pas tout à fait le sien. Plus il allait mal, plus il s’habillait avec élégance. Il m’a raconté qu’un matin, il a débarqué dans la salle des profs cravaté et vêtu de satin, dans un tel apparat qu’aussitôt régna un profond silence. L’un de ses amis collègues s’approcha de lui pour lui murmurer : « Là, tu en fais trop. Tu as conscience de la façon dont tu es habillé ? » Sans doute, mais son bouclier contre un monde en décalage avec le sien était l’élégance, que l’on retrouve dans sa poésie. Il a travaillé la fluidité de la langue jusqu’au chant, jusqu’à la rivière du chant. Jamais rien qui pèse.

Mon chant se pose sur les choses, notais-tu — Sur ton chant un oiseau s’est-il jamais posé ?

Toujours souriant, charmant, digne, Frédéric Tison ne laissait rien transparaître de la lutte constante qu’il menait depuis l’âge de dix-huit ans contre sa maladie des os. Son mental d’acier lui permettait d’écrire et même de danser alors que, m’a-t-il confié, il ressentait constamment des « coups de marteau » dans le bas de son dos et dans ses genoux.

La douleur l’accompagnait et colorait de l’intérieur, sans que le lecteur le devine, la tenue de ses poèmes. Chaque mot est le bon et participe de l’équilibre global de chaque livre de poèmes, construit comme une cathédrale. « On ne peut changer un mot » me disait Frédéric, qui souhaitait la perfection. Un monde maîtrisé de l’alpha à l’oméga, avec ses échos, ses reflets de poème en poème et de livre en livre. Rien n’est laissé au hasard, tout a un sens et non seulement un, mais une multiplicité incalculable de sens car Tison s’était imprégné de toute la culture occidentale et même orientale dans ses aspects religieux, mystiques, philosophiques, historiques, artistiques, littéraires et musicaux. Quelques mois avant sa mort, il relisait les mystiques rhénans. Il avait lu la Bible in extenso dans sept traductions différentes…

Son hypermnésie lui permettait de tout retenir instantanément, y compris les détails du quotidien, et son esprit travaillait à plein régime pour classer, organiser et assimiler les innombrables données reçues qui comme une infinité de fleuves, de rivières et de ruisseaux se jetaient toutes dans la mer immense de sa création poétique. Car tout ce qu’il vivait, ressentait, était comme aspiré et tendrement recraché, après métamorphose, sur la page blanche. Tison était un alambic, un médium. Et une forte personnalité. Un être si rayonnant, si irradiant qu’il contaminait qui l’approchait. Il m’avait même dit, se référant à son expérience humaine passée, que je ne pourrais pas rester moi-même face à lui, conserver ma personnalité, notamment ma personnalité d’écrivain. « Tu ne résisteras pas. »

Contrairement à mes autres publications, je me suis effectivement totalement et volontairement effacée derrière lui dans mon étude sur son œuvre publiée en juin 2023 aux éditions Pétra : Frédéric Tison, la voix derrière la voix. Pendant deux ans, j’ai plongé dans les profondeurs de sa poésie tel un spéléologue qui ramène au jour trésor sur trésor, découverte sur découverte. J’étais tellement à l’écoute que Frédéric a confirmé que je n’avais commis aucun contresens et que tout ce que j’avais écrit sur sa poésie était juste. « C’est un regard sur mon œuvre », a-t-il ajouté, et pour cause : évoquer toutes les strates qui sous-tendent chacun de ses poèmes, d’apparence si simple, si limpide ! occuperait des thèses entières. Aussi, la voie sera-t-elle toujours libre aux chercheurs en poésie pour ajouter leurs regards à toutes les notes de lecture, dossiers et études déjà parus sur la poésie de Frédéric Tison qui est un monde en soi, à mon sens inépuisable.

Le miracle de ces poèmes est leur apparence si légère, comme une pâquerette, mais sait-on tout le travail de la Nature derrière une pâquerette ? La position exacte des mots, le vol figé des prépositions, de toutes ces petites ailes propres à la langue française, le choix si tendre du lexique, Tison aime des racines au ciel chaque mot qu’il écrit, donne à ses poèmes un ton intime et universel de lettre à un lecteur aimé, admis dans les Mystères.

Celui qui entre véritablement dans la poésie de Frédéric Tison devient un initié. Elevé dans le catholicisme, c’est par ce prisme que Frédéric a connu ce que l’humain nomme Dieu. Il m’a dit que s’il était né chez les bouddhistes, il aurait certainement été bouddhiste. Tison était un être spirituel, qui s’est retiré plusieurs fois dans un monastère les dernières années de sa vie, se posant même la question de devenir moine. Chair, désir, plaisir étaient liés chez lui à une tendresse et à un respect de l’autre, même de passage. Il avait une haute tenue morale, dans le sens où il n’aimait pas le Mal.

Qu’avais-je dit un jour au détour d’une conversation ? A ma grande surprise, il m’a reprise : « Ne sois pas médiocre. Tu ne dois pas être médiocre. »

Et une autre fois, alors que je lui demandais comment il faisait pour ne pas mépriser les gens, il m’a répondu : « Ça a été très dur, mais j’ai réussi à casser le mur. Il faut casser le mur. »

Vers la fin, anorexique : « Je ne mange que des fruits et des sorbets. Je ne peux manger que des choses belles. »

La beauté pour lui était plus qu’une esthétique, c’était une ascèse, une quête permanente, où qu’il fût, quoi qu’il fît, et tout ce qui était laid révoltait son œil et son cœur. Transportant avec lui un petit carnet, il y notait la beauté, les premiers vers d’un poème, ses découvertes au hasard de ses promenades.

Une feuille tombe d’un arbre. Nous étions assis sur un banc, ce dernier automne. Il me dit combien cette feuille est belle, et je le vois accordant à ce fragile objet, qu’il cueille sur le trottoir avec déférence, admiration, amour, transmuter la beauté en sacré. Il tient la feuille comme si c’était un oiseau et la met à sa boutonnière. L’intensité de son émerveillement face à cette petite feuille comme il y en a tant, mais en l’adoubant il la rend unique. Ainsi choisit-il avec émerveillement, étonnement même, chaque mot d’un poème. 

Frédéric Tison était un être intense.

Pour vivre parmi les hommes et se faire reconnaître par eux, il ne cessait de maîtriser son feu. Ses poèmes coulent comme une lutte qui a eu lieu, dont l’Equilibre, la voix parfaite qui parle au cœur, fut l’enjeu. Ses poèmes et ses livres, si construits, si pensés, sont, au-delà de constructions, des architectures, lorsque le geste passionné et maîtrisé flue dans une autre dimension.

Ses poèmes sont autant de passages que Tison offre à son lecteur. Le dernier passage du poète fut pour le monde invisible.

Frédéric m’a dit : « J’écris pour les anges. »

La vie — est-ce te rappeler à moi, est-ce rechercher ton visage parmi les visages dissous dans la ville, est-ce me briser — ou dans l’eau de ton regard tomber comme une goutte d’huile, comme un pétale de rose, sans rien troubler ?

(Le Dieu des portes, éditions Librairie-Galerie Racine, prix Aliénor 2016)

© Claire Boitel – 2021

Quelques poèmes :

Je suis peint immortel et friable

Au beau milieu d’un livre, en coule verte

Brodée de rinceaux. Et mes mains désarmées

Orchestrent, sur la page, de Dieu blancheurs et encres.

Mon nom est Edwine et d’une abbaye sonore

Et dans le petit silence et le silence immense

J’ai chanté, je chante et je chanterai : la page

Et la mélancolie de la page, où je fus oublié.

(Les Ailes basses)

Saisir la ville où l’ombre de toi-même est vague

Assez pour se confondre avec celles des arbres

Et murmurer… : l’empire où tout bruit est si vaste

Que tes lèvres en d’autres lèvres sont tombées ;

D’autres ici ont passé comme toi pour trouver

Au carrefour de branches et de pierre un visage.

(Les Effigies)

Où es-tu parce que les immeubles

Augmentent et que je t’ai perdu

C’est une harpe que l’on brise

Celle qui t’égare dans la ville

Mais tu vas tellement mourir

Qu’il a fallu que je te dise :

Je viens vers toi qui me souviens

De ton corps une fois tu —

Silence, silences sur silences et rues

Armées de fer où ta venue

Soudaine et souveraine fut vaincue

Si tes jambes peu à peu disparurent

Où es-tu parce qu’une ville s’achève

Où tu es nu

(Une autre ville)

Tu auras su cette immense blessure — en toute chose et pour jamais, sous le ciel clair. Nulle part n’était le lieu étrange de tes ailes, et partout régnait l’adieu.

Tu auras su la rue énorme où quelqu’Un n’est pas — et toute la ville s’est brisée dans tes bras !

C’est vers la plus basse des choses que tu te penches, et c’est l’œuvre claire de tes regards — tu sais le monde où quelqu’Un est nombre, tandis que la pluie tombe comme le temps.

Oh ! Aller dans la ville vêtu seulement de velours et de lin, quand quelqu’Un est caché dans les visages, au sein des vents, parmi les millions de corps et de pas !

(Le Dieu des portes)

Puisses-tu descendre dans les chambres

          magmatiques

Par l’escalier de sable, et revenir

Traînant après toi les lumières noircies,

Les braises pour les lèvres,

Les astres assoupis

Et qu’à l’envi tes paumes reversent

Echos et silences ! Que leur trésor

Ensemence toutes les plaines

Dans l’ombre basse : que des arcanes, des visages

Affleurent parmi les déchirures, les abîmes

Où les mains s’étreignent et se brûlent.

(Aphélie, suivi de Noctifer)

Ce qui règne est caché, murmure, augmente et s’étire dans une plus lente lumière. Tu es le corps précieux qu’a semé le temps.

Et dans l’eau — château de pensées éparses —, une fleur éclate. Ton île s’efface et recommence.

Une maison grandit dans le lac immobile avec le ciel où tes rêves demeurent et répondent au soir.

(La Table d’attente)

Je suis le nuage, l’inoubliable, ce rêve en toi qui te parle — As-tu appris de mes forêts, de mes absences, de mes étoiles ?

As-tu appris de mes herbes, qu’interrompent les murs de tes jardins, la pierre de tes rues, celle de tes salles ?

— Moi qui connais le nombre du nuage, le nombre de la neige et le nombre du sel. »

(Nuages rois)

— Où est le roi ?

— Il écoute les oiseaux.

— Est-ce là sa seule occupation ?

— C’est une très haute tâche, plus difficile qu’on le croit.

— Le roi aime-t-il leurs chants ?

— Il les admire, s’en étonne et les aime.

— Se passe-t-il quelque chose ?

— Le roi rencontre les oiseaux, dans les bosquets, l’air et le plus haut des arbres.

(Dialogues autour d’un prince ému)

Trouver est d’une ombre dans le jour

éblouissant. Parle maintenant — donne

ta voix d’une heure et d’un jour, traversée

des morts et des bien-aimés.

Parle de cette lumière dessinée par tes yeux

posés sur ces monts et ces chemins de pluie

blanche — où des fleurs pétrifiées se rêvent,

où quelque vent de flamme sonde les regards

et les sources bruissent d’oiseaux purifiés.

Bientôt, tu reconnais ce lieu de gouffres,

d’eaux innombrables et d’air.

(La Demeure aux infinis précédé de Château transparent)

Aube neuve, aube polie par la nuit,

— Aube plus que rose et lys, et feu,

Première née d’une reine profonde,

Ombre éveillée — Comme j’ai rêvé !

D’une main — est-elle assez légère ? — j’entr’ouvre

Le tombeau d’une autre lumière.

(Aphélie, suivi de Noctifer)

Bibliographie partielle :

Poésie (livres principaux)

Dialogues autour d’un prince ému (2021). Strasbourg, Les Lieux-Dits Editions, 2022.

Nuages rois (2018-2020). Paris, Librairie-Galerie Racine, 2021.

La Table d’attente (2016-2019). Paris, Librairie-Galerie Racine, 2019. Prix du poème en prose Louis Guillaume 2021.

Aphélie, suivi de Noctifer (2015-2017). Paris, Librairie-Galerie Racine, 2018.

Le Dieu des portes (2013-2015). Paris, Librairie-Galerie Racine, 2016. Prix Aliénor 2016.

Les Effigies (2010-2012). Paris, Librairie-Galerie Racine, 2013.

Les Ailes basses (2007-2009). Paris, Librairie-Galerie Racine, 2010.

Etude

Selon Silène. Etude sur la figure du satyre Silène, compagnon de Dionysos. Paris, L’Harmattan, 2018.

Ouvrages en collaboration. Livres d’artistes.

La Demeure aux infinis, précédé de Château transparent. Poèmes de Frédéric Tison, dessins de Damien Brohon. Paris, Editions La Lucarne des Ecrivains, 2022.

Une autre ville. Poèmes de Frédéric Tison, gravures de Renaud Allirand. Arts et Lettres / Chez les auteurs, 2013.


[1] Ecrivain, amie proche de Frédéric Tison et auteur de Frédéric Tison, la voix derrière la voix. Préface de Paul Farellier, collection « Pierres écrites/Granits ». Paris, Editions Pétra, 2023.

Docteur Ayahuasca

Docteur Ayahuasca de Jan Kounen. Guy Trédaniel Editeur, 19 rue Saint-Séverin, 75005 Paris, France.

www.editions-tredaniel.com/

Jan Kounen est le réalisateur du film Blueberry, à la fois western obéissant aux règles du genre et documentaire sur les effets de l’ayahuasca. Jan Kounen expérimente depuis près d’un quart de siècle ce psychotrope dans le cadre des cérémonies traditionnelles autour de l’ayahuasca, patrimoine national au Pérou.

A la fois thérapeutique et initiatique, le chemin de l’ayahuasca permet de s’affranchir du monde commun pour explorer d’autres dimensions de la conscience. Les guérisseurs shipibos ont préparé et accompagné Jan Kounen dans ce voyage.

Jan Kounen a fait le choix du roman graphique, à la limite de la BD, pour établir ce journal de bord construit à partir des dessins, peintures, réalisées au fil des expériences, dans des conditions plus ou moins adaptées. Le résultat est explosif, kaléidoscopique et plein d’enseignements, à la fois par les illustrations et par les commentaires avisés de l’auteur.

La valeur anthropologique, thérapeutique et initiatique de ce document qui vient compléter nombre des interventions et productions de l’auteur est certaine. Elle rend compte de voies traditionnelles qui perdurent depuis des siècles, souvent avec difficulté dans notre monde trop contraint, pour nous ramener tant à nous-mêmes qu’au réel, au-delà des réalités éphémères préconstruites.

Ce que nous désignons habituellement par ayahuasca est composé en réalité de deux éléments naturels, une liane, ayahusca, et la chacruna qui provoque les visions, cuits longuement, filtrés, pour donner une substance qualifiée de « médecine » car elle purifie le corps et l’esprit.

Jan Kounen rend compte en détail des possibilités offertes par le rituel de l’ayahuasca et notamment l’ouverture sur les mondes internes comme externes, l’association intime avec les puissances serpentines qui nous habitent et soutiennent les mondes. Comme avec d’autres substances, pensons à la mescaline ou à l’iboga, il s’agit d’une rencontre unique. Les plantes ou champignons ont leur propre identité et délivrent un enseignement, parfois une sagesse, en fonction de celui à qui ils s’adressent. Tous les organismes et tous les psychismes ne sont pas configurés pour de telles rencontres qui abolissent nos causalités comme nos temporalités, réorganisent les perceptions et le sens. Quelle est la réalité de la réalité ? Quelle est la nature de la réalité ? Ces questions demandent un approfondissement permanent favorisé par le rituel de l’ayahuasca. De nouvelles alliances se constituent loin, très loin, des représentations habituelles. La narration de soi-même se dissout laissant place à une inscription autre au sein de la nature et de l’univers.

Il y a dans ce chemin une véritable poésie de la vie, des éléments, une libération, l’établissement d’une nouvelle harmonie indépendante des conditions.

Il est entendu qu’il ne s’agit pas de se jeter sur le premier psychotrope venu. Un cadre traditionnel rigoureux, de plus en plus difficile à trouver étant donné le phénomène de mode, est indispensable pour que cette pratique soit féconde sur le plan thérapeutique comme spirituel.

Le surgissement de l’éveil

Le surgissement de l’éveil de Vāmanadatta

Traduction du sanskrit part Jyoti Garin, commentaires de Ram

Editions Almora, 19 rue Saint-Séverin, 75005 Paris, France – www.editions-tredaniel.com/

Les deux traités rassemblés dans ce livre font partie de l’héritage remarquable du shivaïsme non-dualiste du Cachemire à partir du Xe siècle. Ils semblent avoir été rédigés entre 950 et 970, dans une période de grande créativité littéraire traditionnelle. Leur caractère essentiel les place à la croisée des différentes écoles ou courants non-dualistes cachemiriens même si les textes sont proches du Vijñāna Bhairava Tantra. Il s’agit de la Guirlande de fleurs en hommage à la conscience de soi, Svabodhodayamañjarī, et des Commentaires sur la réalisation de la non-dualité, Advayasampattivārtikā. Avec ces deux textes, nous sommes au cœur de l’Eveil.

Vāmanadatta appartient au courant mystique shivaïte du Krama. Il fut disciple d’un maître spirituel féminin, la yogini Keyūravatī. Il eut peu de disciples. Dans sa lignée, nous retrouvons Abhinavagupta en troisième génération.

L’ouvrage note tout d’abord les influences du Vijñāna Bhairava Tantra sur les deux textes. Les traductions des textes sont données dans leur intégralité avant la reprise commentée de chaque verset.

« Le texte de Vāmanadatta, dit le commentateur, Ram, à propos du Svabodhodayamañjarī, offre une vraie liberté de ton, assez proche de celle du Vijñāna Bhairava. Nous observons que, lorsqu’elle est tirée de sa torpeur, la conscience demeure sans effort dans une vigilance ouverte et bienfaisante, que tout événement sensoriel ou conceptuel peut s’avérer l’opportunité d’une ouverture intérieure insoupçonnée. »

Ici, le quotidien regorge d’occasions de laisser la place à l’Être, au Réel, il en est l’accès naturel, le plus immédiat. Le processus mis en évidence dans les versets conduit de la dualité à la non-dualité. C’est un chemin d’intensité.

L’Advayasampattivārtikā, nous dit Ram en préambule, « développe trois thèmes de manière ascensionnelle et souvent alternée, dans une spirale qui permet de réinterpréter chacun des thèmes de façon évolutive et enrichie, dans le constant dépassement de ce qui paraît être l’éclosion suprême. »

Ces trois thèmes sont kundalini, l’énergie intérieure, le silence trans-personnel de l’indicible et l’union fusionnelle de nāda et bindu, la résonance intérieure et le point d’union de Shiva et Shakti. Sont toujours privilégiés la spontanéité absolue, le jaillissement et la liberté à travers technicité apparente et poésie, analyse et beauté.

Les deux textes en sanskrits, un glossaire sanskrit, une bibliographie soignée, complètent cet essai.

« De même, que l’on se concentre sur le parfum du jasmin ou toute autre fleur, imprégné de celui-ci, la conscience cognitive se résorbe lors de la dissipation progressive du parfum. » (Svabodhodayamañjarī, verset 43)

Je, ne sait pas

Je, ne sait pas de Daniel Morin. Editions Accarias L’Originel, 3 allée des Œillets, 40230 Saint Geours de Maremne.

https://originel-accarias.com/

Daniel Morin a déjà publié trois ouvrages chez L’Originel-Accarias, Eclats de silence, Maintenant ou jamais et Où est le problème ? Il poursuit avec ce nouveau livre, toujours dans une approche non-dualiste. Cette fois, au cœur de la démarche d’écriture se trouve la question du relatif et de l’Absolu.

« Les mouvements relatifs, écrit-il, tendent naturellement vers l’immobilité. Pourquoi ? Parce que nous sommes de la nature du Tout, de l’immobilité. Même si elle est sustentée par le Tout, aucune forme définie ne s’appropriera jamais l’Absolu. La partie impermanente ne saisira jamais le permanent, elle ne pourra jamais contenir le Tout.

La vie, c’est l’immobilité qui danse. »

Ni méthode, ni enseignement, ce livre est une recherche d’équilibre sur le fil tendu de l’apparaître. Daniel Morin, conscient des limites du langage, cherche à faire de la quête naturelle d’équilibre une expérience de non-séparation, une expérience impersonnelle.

« La source de la croyance d’être une entité séparée est impersonnelle.

La source de tout mouvement, toute pensée, est impersonnelle.

La source de tout ce qui se passe est impersonnelle.

Notre histoire n’est qu’un déplacement d’énergie au sein de la Totalité.

Notre moi n’est qu’une forme d’énergie portée par d’autres formes d’énergie. »

Et d’interroger la nature du moi, la limite, la spécificité apparente de l’espèce humaine, avant de proposer une psychologie impersonnelle, née de l’expérience et non d’une accumulation de concepts.

« La psychologie impersonnelle implique la vision de l’inséparabilité de l’absolu et du relatif, de l’interdépendance de tout ce qui existe, et la mise en cause de l’entité moi. Dans cette vision, une personne déséquilibrée sera accueillie en tant que phénomène naturel et non en tant que personne séparée. Ce qui dépersonnalise la vision de l’individu, et enlève la culpabilité ainsi que les jugements de valeur. »

« Cette vision, ajoute-t-il, oblige à considérer le point de déséquilibre de la personne comme étant l’exact résultat de toutes les influences de l’univers. »

Plutôt que de modéliser cette vision, cette approche, ce rapport à l’expérience, Daniel Morin a fait le choix d’une mise à disposition sous la forme de questions et réponses issus d’échanges approfondis avec des interlocuteurs. En arrière-plan permanent de ces dialogues paradoxaux entre dualité et non-dualité, la question de la liberté s’impose. « L’acceptation de l’impermanence est la porte de la liberté. » dit-il.

« « Je, ne sait pas », tout simplement parce que « je » n’est pas un sujet séparé de son extériorité mais le reflet de ce jeu entre rien et Tout, conclut-il. Dieu n’est pas le point d’arrivée, il est le trajet. »

Frédéric Tison, la voix derrière la voix

Frédéric Tison, la voix derrière la voix par Claire Boitel.

Editions Petra, 12 rue de la Réunion, 75020 Paris.

https://www.editionspetra.fr/

Cet essai critique n’est pas seulement une analyse brillante de l’œuvre de Frédéric Tison, c’est aussi la rencontre entre deux auteurs, deux poètes. Frédéric Tison est un poète désormais connu pour son talent et l’intensité de son œuvre, et reconnu par divers prix dont le Prix Aliénor en 2016 pour Le Dieu des portes. Claire Boitel est également l’auteure d’une œuvre particulièrement remarquable. Elle exerce de plus la fonction de critique littéraire dans diverses revues spécialisées. C’est une rencontre rare.

Pour son voyage, critique et enchanté, dans le monde de Frédéric Tison, Claire Boitel a retenu six ouvrages de l’auteur, tous publiés par la Librairie-Galerie Racine :  Les ailes basses (2010), Les effigies (2013), Le Dieu des portes (2016), Aphélie suivi de Noctifer (2018), La Table d’attente (2021), et Nuages rois (2021).

L’analyse précise des textes permet sans aucun doute de mettre en évidence la maîtrise technique et les méthodes de l’auteur, mais elle révèle avant tout une pensée profonde et une pensée de la profondeur. Jeux de miroirs, énantiodromies, cascades de sens, glissements de mythèmes, signes et accords, hallucinations et réenchantement, morcellements et union, existence et essence… Nous retrouvons toute cette richesse dans l’œuvre de Frédéric Tison. Temps, espace, mémoire, langue… la langue surtout, au service d’un regard qui sait se baigner dans la forme comme la traverser dans un élan parfois désespéré, très souvent salutaire.

« Ne jamais s’abîmer gratuitement dans une contemplation, remarque Claire Boitel, aspirer le suc de l’objet contemplé, le vampiriser, l’annexer au grand tout de soi-même, se grandir, devenir immense, devenir dieu par l’autre, par tous les autres, humains et paysages. Bâtir son œuvre à partir de succions merveilleuses, de cadavres miroitants – miroirs en état de résurrection permanente.

Se rassurer sur sa propre existence, qui ne cesse de s’envoler comme un oiseau.

De là, dans la poésie de Tison, ce narcissisme en état d’apesanteur, ce moi montant et dégringolant les marches de l’air, cette évanescence d’un moi pourtant omniprésent. »

Il n’y a pas seulement « la voix derrière la voix » mais aussi une voie qui naît d’une vision. Claire Boitel distingue un processus qui peu à peu se perd, avec naturel, dans la beauté. En conversant avec Frédéric Tison, plutôt qu’en dialoguant, Claire Boitel respire avec lui, saisit le mouvement qui tend vers l’un en enjambant les fissures, parfois les gouffres que tout poète, aussi prophète, signale au passant ordinaire.

« Tison, dit-elle, a un alambic pour donner – redonner ? – à la réalité la beauté – son âge d’or ? dans la plus grande humilité, celle du passeur en état d’éveil :

« Je suis ici le rythme et l’élan d’un autre vent, d’un autre chant, d’un autre temps. ». »

Il y a chez Frédéric Tison une mystique de la Beauté, une alchimie du Réel. Ce n’est pas seulement la beauté des mots qui fait le jeu du mystère d’une révélation, c’est la Beauté même du Réel qui se fraie un passage entre les mots, dans le miroir des sons, pour illuminer le quotidien, matière même de l’œuvre poétique.

Claire Boitel, funambule au-dessus du vide, accomplit une véritable performance. Elle réalise avec grâce l’équilibre, très improbable, entre didactique, exégèse et amour de la Poésie.

Fleurs de vacuité

Fleurs de vacuité par Yen Chan. Editions Almora, 19 rue Saint-Séverin, 75005 Paris, France. www.editions-tredaniel.com/

Les lettres rassemblées sous le titre Fleurs de vacuité ont circulé dans certains milieux chanistes ces dernières années. Elles traitent de « l’étude comme pratique dans le bouddhisme chan » et démontrent, s’il en était besoin, combien l’enseignement Chan est vaste, beaucoup plus hétérogène qu’on le pense, imprévisible et toujours empli de fraîcheur. Si le Chan est considéré comme voie directe, subitiste, à l’instar d’autres voies directes, elle ne rejette pas l’approche progressive ne serait-ce qu’en tant que propédeutique, ni l’érudition « comme un savoir opératif participant à la réappropriation en soi de l’humanité véritable ». L’auteur nous fait remarquer qu’il serait finalement trompeur de conclure, de rejeter ou de généraliser quoi que ce soit au sein du Chan, toujours attentif aux interstices, aux intervalles, aux passages inattendus ou même incongrus. Contre les préjugés ou les clichés fréquents à propos du Chan, l’auteur nous convie à l’étude des notions-clés et des termes spécifiques que nous rencontrons dans ce courant.

La première partie se présente comme un glossaire quand la deuxième partie consiste en un commentaire d’un texte de Nagarjuna, les « quatre alternatives ». La troisième partie rend compte d’entretiens entre le maître Guishan et son disciple Yangshan. Cet ensemble éclaire la pratique, prépare à la pratique et consiste aussi en une pratique, moyen habile peut-être.

Les notions-clés abordées sont : cœur/esprit, pensée, non-deux, intelligence/éveil, moi/je, voir, nature propre, vacuité, volonté, sapience. Chaque notion est abordée à travers ce que révèle les caractères chinois concernés et les environnements doctrinaux et culturels qui les développent ou les portent. Yen Chan puise dans les textes classiques, fait appel à des anecdotes et investit tant le langage que le rapport au langage.

L’ouvrage est marqué par le rapport entre « hôte et invité », dont le cœur réside dans la théorie de Nagarjuna dite « des deux vérités » soit entre substance et fonction, ou encore séparé et non-séparé.

« Le rapport entre ti et yong, la substance et la fonction, le principe et l’usage, nous dit Yen Chan, n’est pas la seule énigme intéressant le Chan, il y a aussi celle entre aller chercher et laisser venir, entre l’agir et la quiétude dong/jing, dichotomie que la pensée extrême-orientale n’a eu de cesse de tenter de concilier (comme dans le taoïsme, la question du rapport entre le fondement, les racines, ben et l’incident, le feuillage, mo). Nous voyons donc se dessiner une unique question sous diverses formes, par exemple la relation entre souverain et ministre, entre bouvier et buffle, entre oie et bouteille, unidualité qui se tient au sein même de notre être/conscience et dont la compréhension/réalisation est la clé du bon-heur. »

L’exégèse, pleine d’exigences subtiles, des quatre alternatives proposées par Nagarjuna, « jeu de cache-cache » autant que jeu de miroirs, ne permettent pas l’identification à un processus, maintiennent le paradoxe, conduisent à une simultanéité des opposés sans coïncidence rassurante, jusqu’à la saisie de l’intervalle, le « non-deux ».

Cet essai renvoie à la pratique, mais à une pratique vivifiée par l’étude. D’essence non-dualiste, il ne combat pas le dualisme ce qui serait une forme de dualisme désespéré mais au contraire l’absorbe, le digère tranquillement, avec la bonhommie de l’érudition. Fleurs de vacuité.

La Face proscrite

La Face proscrite par Odile Cohen-Abbas.

Les Hommes sans Epaules Editions, 8 rue Charles Moiroud, 95440 Ecouen.

www.leshommessansepaules.com

Odile Cohen-Abbas nous entraîne comme souvent dans la dimension silénique de l’expérience humaine avec ce livre qui se présente comme un triptyque.

Au centre, l’alphabet hébraïque et ses vingt-deux lettres qui fondent autant la parole que le monde par la grammaire architecturale, divinement inspirée et totalement scientifique, qu’ils composent. Odile Cohen-Abbas nous offre vingt-deux méditations très personnelles sur chacune des lettres vivantes de l’alphabet, lettres qui sont aussi des noms composés de lettres, inaugurant ainsi la cascade infinie des sens.

Avant ce voyage dans l’alphabet, l’Aleph-Beth, c’est à la Face que nous sommes confrontés, tantôt sainte, tantôt diabolique, absolument humaine en réalité. L’intuition géniale ou démonique naît de ce face à face qui s’affirme dos à dos, invocation de Janus.

« Si on ouvre le miroir facial de la Grande Prostituée, on s’aperçoit qu’il contient à l’intérieur une ennéade : vouivre, mère, fille, vierge, veuve, pauvresse, bacchante, strige, sauterelle « un nonet de sons – vielles, lyres, pianos à bandes perforées –) elles, les bâtisseuses et les écroulées chantant un amour de l’être dans le miroitement à terreur sacrée, le miroir de la Grande Prostituée, leurs traits, sang, rides, grains de beauté mêlés à Ses traits qui ont tout gaspillé du bonheur, du malheur, elles, les biches de Dieu, nées par le siège, dans la broyeuse du miroir,

la non-mixité du Jugement dernier.  »

Nous sommes en poésie, mais aussi en métaphysique, à rebours de la chair qui révèle, mais aussi en théologie silénique, forcément hérétique donc, mais ô combien pertinente car acéphale :

« Apparition de la tête de Jean-Baptiste dans le champ des décapités : la perruque blonde de l’ange Gabriel décapité, la perruque noire des corbeaux et des mouettes, écimés, Calvin tranché, Marie tronquée, Jeanne la papesse, découronnée, la petite danseuse de Degas, étêtée, le spectre d’Hamlet, guillotiné, Pierre de Craon, décapité, les 22 lettres, tranchées, la licorne et Mélusine avec la Grande Ourse et le scorpion, en phase de décollation, des volontaires, vieilles et nubiles, pelotes de veines, en cours de guillotine, les 10 chiffres décapités. Dans le coffre à bijoux du tableau de Moreau, le sang ;

Tous tournent leur regard

– Mais de quoi s’enivre-t-on aujourd’hui ? – vers l’Apparition »

Nous imaginons très bien Odile Cohen-Abbas modèle, et un peu plus, pour Caravage. Exagère-t-elle ? Certes non, en effet, après la guerre dans les Cieux, menée par Aazazel, Dieu qui avait placé la lettre Iod première de toutes les lettres, lui substitua Aleph et réduit le nombre des Cieux de 9 à 7. Une forme de décapitation salvatrice.

Le troisième volet du triptyque est intitulé « Les revenants ». Revenir de quoi ? de tout, et d’abord des peurs, ancestrales comme futures, afin de se démasquer. Revenir de l’autre côté du miroir, si trompeur pour qui n’est pas vigilant. C’est une quête sans concession, un chemin ensanglanté de mots qui n’est pas sans extases.

« Regarde l’homme là-bas ! C’est le pendu qui s’emporte à travers champs. Il n’a plus sa stature complète, ses pieds se combattent dans la mort.  Il cherche un lieu d’inhumation. Il est né de sa corde, mais l’impureté du temps s’accole encore à lui de toutes ses forces. Derrière lui, la lune diminue définitivement ; devant : l’armée des pendus s’avance. Regarde et dis ! En quelle partie de son corps est descendue la connaissance, est-ce au-dessus ou au-dessous de la strangulation ? Et si le chemin de la corde, sa notion féminine broie implacablement le toucher de l’épaule ? Le monde – six taches de sang – tient encore la place occupée par le chanvre. Paix à la poitrine du pendu qui s’emporte là-bas, et paix aussi à la déformation qui s’engendre dans la corde ! »

Aux limites de l’imaginaire, se trouvent l’abîme pour les uns, mais ce n’est que partie remise. l’imaginal pour quelques autres.

Instructions du cœur

Instructions du cœur. La quintessence des enseignements dzogchen de Tulkou Urgyen Rinpoche. Editions Almora, 19 rue Saint-Séverin, 75005 Paris, France.

www.editions-tredaniel.com/

Tulkou Urgyen Rinpoche (1920-1996) est l’un des maîtres éminents du courant majeur du bouddhisme qu’est le dzogchen. Ce livre rassemble des enseignements délivrés par Tulkou Urgyen Rinpoche à ses plus proches disciples au sujet de trekchöd, une voie directe.

« Dans la pratique, reconnaître notre essence comme la pureté primordiale, c’est la base ; reconnaître notre nature comme la présence spontanée, c’est la voie ; et reconnaître la présence spontanée comme notre expression naturelle, dépourvue de nature propre, c’est le résultat. »

La recherche de l’état naturel ou plutôt sa simple reconnaissance et le maintien en l’état naturel se trouve à la base de trekchöd. Tulkou Urgyen Rinpoche insiste beaucoup sur les subtilités de l’évidence naturelle qui nous échappe. Il rappelle, en citant le Karmapa Rangjung Dordje, que :

Ne pas voir est la vision suprême ;

Ne pas trouver est la découverte suprême.

Chaque enseignement est d’une remarquable précision et toujours orienté vers la libération.

« Lorsque je donne des enseignements sur l’esprit, précise Karmapa Rangjung Dordje, presque tout le monde dit : « Je ne vois rien. » Le fait qu’il n’y a rien à voir prouve que notre nature est vacuité, mais le fait que « nous voyons » qu’il n’y a rien à voir prouve qu’il y a aussi une qualité connaissante. C’est ce qu’on appelle « voir à l’instant même où l’on regarde », directement. Ce n’est pas que nous nous acheminons lentement vers la nature de l’esprit et que nous l’avons raté, parce que nous avons cherché trop haut ou trop bas. Ce n’est pas que nous n’en voyons qu’une moitié tandis que l’autre moitié reste cachée. Elle est vue à l’instant même où l’on regarde. Au moment où l’on voit, elle est libre, libre de pensée. Il n’y a pas de pensée, n’est-ce pas ? Ensuite, vous dites : « Oh, maintenant je vois qu’il n’y a rien à voir », cette pensée apparaît ultérieurement. Elle n’est pas libérée. Le premier instant est suffisant. C’est assez. C’est à l’instant même ! Comme c’est si près, c’est très facile. Nous nous attendons à ce qu’il se passe quelque chose de spécial mais à cet instant, toutes les pensées ont été coupées. C’est de ce moment que l’on parle lorsqu’on dit : « reconnaître sa nature propre ». »

Ce long extrait permet de comprendre comment Karmapa Rangjung Dordje opère tout au long de son enseignement pour ramener inlassablement, presque implacablement, à l’essentiel sans nous permettre d’en faire un objet ou un concept. L’enseignement pourrait apparaître au premier regard théorique alors qu’en réalité il ne cesse d’être pratique, quels que soient les sujets abordés : base, préliminaires, attention, méditation, jeu obervateur/observé, reconnaissance, vue, simplicité, méthodes de libération…

Tantôt par des développements ou des commentaires, tantôt par des jaillissements ou de incisions, Karmapa Rangjung Dordje oriente vers l’inconditionné, l’inconcevable, l’ultime, malgré les limites du langage qui fait toutefois pleinement partie de la pratique. Enfin, le livre s’achève par un « Bref commentaire sur la Sadhana de Simplicité du Gourou Ultime » de Nyoshul Ken Riinpoche, bref et remarquable.

« Je suis celui qui est »

« Je suis celui qui est »

Râmana Maharshi

Editions Accarias L’Originel, 3 allée des Œillets, 40230 Saint Geours de Maremne – http://originel-accarias.com/

« Qui suis-je ? » ; « Restez tranquille ». Telles sont les deux fils serpentins de cette voie directe, non-dualiste, que Râmana Maharshi a manifesté dans sa vie et ses paroles.

Patrick Mandala, traducteur et présentateur de l’ouvrage, évoque en introduction le no pensar nada de Jean de la Croix pour nous rappeler la permanence des voies non-duelles, voies de la négation en Occident comme en Orient. Ce « fonds commun de sagesse », à travers de multiples expressions, plus ou moins directes, au non-dualisme plus ou moins marqué, se retrouve autour du principe de « tranquillité ».

L’ouvrage comporte deux parties, la première rassemble des écrits, la seconde des instructions spirituelles. Les commentaires viennent du Srî Râmanâsramam, l’ashram de Râmana Maharshi et de ses disciples.

A la question, traditionnelle en philosophie de l’éveil, « qui suis-je ? », Râmana Maharshi commence par dire ce qu’il n’est pas : ni corps physique, ni organes sensoriels, ni organes d’activité, ni prâna, ni mental pensant, ni état d’ignorance. Il reste la Conscience, ce qui demeure, le Soi qui est aussi félicité, silence… Cette réalisation, précise-t-il, adviendra « quand l’univers phénoménal disparaîtra de notre perception », c’est-à-dire quand « le mental – la cause de toutes les pensées – est contrôlé et rendu silencieux ».

Râmana Maharshi s’exprime longuement sur cette nécessaire pacification du mental jusqu’à l’obtention de la « tranquillité ». Il aborde les multiples nuances d’une méthode qui aboutit à une absence de méthode. Plusieurs versions de l’enseignement de Râmana Maharshi, répondant à la question « qui suis-je ? », sont proposées dans le livre. Elles sont établies d’après les archives de l’ashram.

Râmana Maharshi n’est jamais très long dans ses développements, il cherche à rejoindre l’essentiel au plus court. C’est très évident dans un texte intitulé « L’essence de l’enseignement » qui, sous forme d’aphorismes, synthétise son enseignement et donne « les instructions de Shiva sur le renoncement et la libération qui s’en suit ». Plusieurs enseignements ont la forme de poèmes, forme propice à une densification de la pensée. Ils furent souvent rédigés à la demande, on peut parler parfois d’insistance, des disciples.

Les instructions spirituelles, upadesha, visent toujours à s’extraire non seulement de la dualité mais de la non-dualité. Râmana Maharshi utilise invariablement et de manière radicale le « qui suis-je ? » pour plonger son interlocuteur dans le silence, chemin ou lieu du Soi, le Soi lui-même. Il épuise en quelques mots tous les concepts et toutes les comparaisons, source de querelles stériles, que ses interrogateurs lui proposent. Il traque littéralement la source du « je », la racine, pour l’arracher. Ne reste alors que le Soi.

La libération, notre véritable nature, déjà là, est au cœur de cet enseignement qui est une pragmatique. Si la réalisation est toujours présente dans chaque propos, Râmana Maharshi glisse chaque fois que nécessaire les pratiques, les rapports aux pratiques, les ajustements les plus favorables à l’actualisation de cette réalisation.

« Vous êtes parfait. Aussi abandonner l’idée que vous ne l’êtes pas. Il n’y a rien qui doit être détruit. L’ego n’a aucune réalité en lui-même. C’est le mental qui fait l’effort, et le mental n’est pas réel. Tout comme il n’est pas nécessaire de « tuer » le mental. Connaître le mental le fait disparaître. »

L’escalade, une voie de méditation

L’escalade, une voie de méditation deJulie Conton. Éditions Mémoires du Monde.

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Tous ceux qui ont pratiqué l’escalade savent combien cette pratique exigeante conduit naturellement au rappel de soi et à la présence en l’instant même. Intimement lié à nos états internes, l’escalade est une voie de méditation. Consciemment ou inconsciemment, elle rapproche de notre véritable nature.

« Car, nous dit Julie Conton, tout simplement, quand on grimpe, quel que soit notre niveau, penser à autre chose qu’à la voie entraîne rapidement la chute. On est obligé de se concentrer uniquement sur le rocher, sur le moment présent, d’oublier nos tracas quotidiens, faire cesser ce monologue intérieur qui saute sans cesse d’une idée à l’autre. En ce sens, nous méditons tout en grimpant, de manière automatique et inconsciente car c’est un réflexe de survie pour ne pas tomber. 

D’autre part, on peut parfois devenir conscient de ce processus, et aller plus loin par une observation plus aiguë de nos émotions et pensées, dans un objectif de perfectionnement, à la fois en escalade et au-delà, sur un plan spirituel, dans la vie en général. La pratique de l’escalade s’inscrit alors dans une démarche réflexive plus large de quête intérieure et devenir une voie de sagesse consciente. »

Julie Conton met son expérience de l’escalade et de la méditation au service de ceux qui souhaitent approfondir cette dimension interne d’une pratique très physique. Sa démarche, très congruente, peut intéresser au-delà de l’escalade les pratiquants d’autres disciplines, équitation, arts martiaux, voile, danse… qui nous confrontent à nous-mêmes.

Après avoir fait un rappel, toujours nécessaire, à la sécurité, elle évoque la nature de la méditation selon mahamoudra qui permet de saisir en quoi la méditation, état naturel, ne doit pas être associée aux exercices de méditation assise. Shamata, le calme mental né de la concentration et vipassana, la vision pénétrante née de l’attention, s’affirment très logiquement par la pratique. Posture, respiration, intuition donnent accès à un autre type de connaissances à la fois de la nature (la falaise) et de soi-même, autorisant une alliance nouvelle. Des obstacles intérieurs apparaissent en arrière-plan des obstacles physiques, attachements, conditionnements. La pratique permet de comprendre et réorienter le jeu des désirs et des peurs. L’escalade est une voie de méditation et de libération. Le grimpeur, réceptif à ce que renvoie la paroi, véritable miroir, peut se libérer des peurs inutiles, des mouvements d’identification de l’ego, et s’ouvrir à l’environnement, comme à sa propre réalité.

Discipline, patience, persévérance, goût de l’effort, conscience et appréciation de l’impermanence, équanimité, détachement… sont quelques-unes des qualités développées dans la pratique de l’escalade. Julie Conton aborde la question des motivations, plus ou moins conscientes, qui conduisent un individu au pieds des falaises pour s’élever. Celles-ci peuvent être très banales, communes à d’autres sports, ou se transformer en une intention plus subtile conduisant à la métaphysique ou à la mystique. En tous les cas, c’est une recherche de plénitude, de joie, avec ou sans objet, de communion avec la nature qui peut se transformer en réelle voie spirituelle.

« Pour moi, conclut Julie Conton, l’escalade peut être, ou peut devenir, lorsqu’on s’y consacre vraiment, avec une certaine conscience, une voie de méditation et de guérison intérieure, une voie de transformation et donc une voie spirituelle, capable de faire croître en nous la joie et l’amour. Car toute authentique voie spirituelle nous relie, avant tout, à l’énergie d’amour. »

L’essai de Julie Conton, particulièrement intéressant et bienvenu dans un monde de plus en plus étiré dans horizontalité jusqu’à la rupture, est suivi d’un long entretien avec le grimpeur Thibaut Flachère qui évoque avec simplicité ses expériences et ses découvertes sur lui-même et la vie à travers sa pratique.